Plusieurs années après, je ne me souviens pas qu’il ait été particulièrement épouvantable, cet été. Il faut dire que canicule déclarée ou non, je n’ai jamais bien supporté cette saison : l’été, ça n’est jamais qu’un mois pendant lequel on est empêtré dans l’air, retranché à l’intérieur, à l’ombre, au fond du corps, et on ne fait plus que conduire ce corps comme un véhicule militaire, sous la tôle brûlante. Non, pas souvenir que ce fut plus terrible qu’une autre année : on se suait dessus, abruti, et c’est tout. Ce sont les journaux, surtout, qui le trouvaient intolérable. Mais ils ont beau le répéter encore aujourd’hui, pour moi 2003 n’est pas l’été de la canicule. C’est celui où Sarah est venue me voir à Paris.
C’était ça l’événement, plus que les vieux qui nous quittaient comme des mouches. Mourir parce qu’il fait trop chaud, c’est pas banal, mais que Sarah me rende visite, c’était exceptionnel. La première fois à vrai dire. Nous l’avions en réalité revue quelques mois auparavant, chez elle à Milan. Elle nous avait invités, Solène et moi, à faire un crochet par sa ville pendant notre séjour en Lombardie. Entre les lacs et la Chartreuse de Pavie, on s’était arrêté deux jours à Milan. Sarah avait été exécrable, comme d’habitude. Une vraie gamine, enfant gâtée, princesse de mes deux. La première journée, elle nous avait condamnés à la suivre dans son shopping. Elle cherchait un CD, il lui fallait le jour où on venait la voir. On a fait tous les magasins du centre-ville, arpenté les rayons et les bacs, on l’a suivi au pas et souffert ses minauderies aux vendeurs. Le soir, elle nous a conviés à assister à sa sortie entre copines. Le lendemain, on s’est débrouillé sans elle ! On l’a simplement vue le soir, en passant récupérer les bagages, histoire tout de même de dire au revoir.
Elle est comme ça, Sarah. On s’est connu en Erasmus : huit étudiants étrangers à l’université. En six mois de vie commune, Sarah a eu tout le loisir de nous taper ses crises et ses caprices. A chaque sortie, on pouvait être sûr qu’elle allait contrarier, faire à sa façon. Sarah, c’est un petit centre du monde ravi d’avoir les gens qui tournent autour. Vous faites le voyage pour elle, elle est enchantée de vous recevoir mais pas au point de modifier son agenda. Au terme d’une journée à ce régime, vous ne pouvez plus la voir autrement que comme une petite connasse. Il faut attendre le lendemain, une nuit de sommeil, pour oublier, la redécouvrir, et pardonner à sa beauté.
Avant cette halte à Milan, Solène ne la connaissait pas. Je lui avais dépeint cette amie de voyage comme « très sympathique » pour ne pas avoir à lui dire qu’elle était sublime - comme si elle n’allait pas s’en rendre compte au premier aperçu ! Quand elle l’a vue venir à notre rencontre, devant le château des Sforza, lieu du rendez-vous, Solène s’est retournée vers moi comme si je venais de lui jouer un mauvais tour. Ses yeux disaient « tu te fous de ma gueule ? C’est ça ton amie sympathique ? Cette déesse qui vient vers nous avec un sourire éclatant ? ». Sarah est un délicieux mélange de sangs italien et égyptien. De la grâce, des seins dodus, insensés, les hanches rondes, la peau gorgée de soleil, un parfum de cyprès traversé par le vent… Et cette fabuleuse pointe de mépris venue du fond de ses yeux noirs, qui fait toute la différence entre un joli brin de fille et une divinité.
Dans la France accablée par la chaleur, j’attendais donc sa venue. C’est elle qui m’avait fait signe : elle venait dans l’idée de passer quelques jours, le temps d’épuiser l’argent qu’elle gagnait par ses boulots de serveuse. De mon côté, j’avais omis d’avertir Solène, pas certain que la nouvelle la réjouisse autant que moi ; elle était ainsi chez des amis à ce moment. Sarah et moi devions passer la semaine tous les deux, mais je ne songeais pourtant pas à tenter quoi que ce soit ; depuis longtemps je m’étais fait une raison : Sarah n’est pas pour moi. Sarah n’est pas pour nous. Sarah est pour les autres. Les goujats, les barmen, les cuistots, minets d’âge mûr, l’ambition en berne, inconsistants et lâches... Sarah est interdite à quiconque n’est pas précisément ce spécimen de petite frappe. Elle a un grain dans la tête qui la voue à tourner en rond éternellement, trimballée par cette farandole d’hommes qui à eux tous n’ont pas la jugeote d’un seul digne de ce nom. Vous pouvez être diplômé de l’X, gaulé comme un dieu, posséder un cabriolet, rien n’y fera si vous n’avez pas le tatouage ou la paire de lunettes qui va bien. Je me suis permis un jour de lui faire remarquer. Elle a aimé l’idée, elle a même découvert que c’était sa malédiction. Ce jour-là j’ai anéanti toutes mes chances : je suis devenu son meilleur confident, condamné à écouter le récit de ses erreurs perpétuelles. A moi les histoires de cœur qui tournent mal, les stratégies de l’armée des bons-à-rien pour profaner son cul de madone !
Nous étions donc deux dans ce Paris estival, désert, étouffant et plein d’ennui. J’étais allé la chercher à la gare, elle m’avait sauté au cou, « à l’américaine », puis nous avions lentement remonté le quai. A cette époque, je travaillais à Boulogne. Les journées, Sarah s’occupait seule ; elle connaissait suffisamment la ville pour cela. Vers 18 heures, je sortais du bureau en direction du métro. Il faisait chaud dans l’air. Au fond de chaque rue, on aurait dit qu’une soufflerie avait été mise en route. Par terre, c’était déjà l’automne : mi-août, et les balayeurs embarquaient les feuilles jaunies des platanes par charretées, avec deux mois d’avance. Je repassais chez moi jeter mes habits trempés de sueur et prendre la douche dont je rêvais depuis le matin. J’appelais ensuite Sarah pour savoir où elle était et je la rejoignais sur place. Sous la douche, la radio racontait qu’il faisait chaud. Sans blague ! Petit à petit, on entendait parler de morts, de maisons de retraite… Sous les mots, on pouvait déjà deviner les langues fielleuses et accusatrices : il faisait trop chaud, ça n’était pas pardonnable, il allait falloir trouver des coupables ! Cette vieille vulgarité qui consiste à s’indigner de la mort… Car enfin, si la vie par toi déjà passée t’a été agréable, si ses bienfaits n’ont pas été versés en toi comme en un fût percé sans que tu en aies gré, pourquoi ne t’en vas-tu pas du repas de la vie en convive repu ? Et si c’est en pure perte que tu as laissé filé ce que tu as eu en fait de jouissances, si tu es mécontent de la vie, pourquoi quêter encore un supplément ? Car tu sais, je ne vais pas goupiller pour toi du nouveau qui te plaise : il n’en existe pas, tout est toujours le même… Lucrèce !
Tout est toujours le même. Devant une grenadine ou sur une pelouse défraîchie, Sarah me racontait Paolo, Claudio et Saligo, son Napolitain de l’été dernier qui en était décidément un beau ! J’avais droit à tous les détails. Untel lui avait fait l’amour dans l’escalier, tel autre n’avait jamais donné suite à leur ébat… Sarah parlait de sexe comme d’une chose douée de malfaisance : un esprit fourbe, tapi dans l’ombre, qui malgré les résolutions les plus fermes, s’était encore emparé d’elle ! Elle me racontait ses aventures comme une série de maladresses sans concevoir que ses frasques ainsi étalées puissent titiller mon imagination. Les hommes étaient tous des lâches qui n’en voulaient qu’à son cul, mais l’idée ne lui traversait jamais l’esprit que moi, je puisse en faire partie ! Je lui étais inoffensif. Le soir tombé, on quittait le café et l’on dînait aussitôt qu’elle avait daigné arrêter son choix sur le restaurant pas trop ceci ni trop cela... Ou alors, elle décidait qu’elle voulait marcher seule et qu’elle me rejoindrait à l’appartement.
Les nuits, l’atmosphère restait suffocante. Celle de son départ, nous n’étions même pas sortis, asphyxiés. Toute la semaine, j’avais dormi dans le salon, cédant la chambre à Sarah, mais cette fois-ci elle ne l’avait pas encore rejointe : le canapé-lit du living était tiré et nous étions dessus à lire les munitions de journaux achetées. Sarah, épuisée par son excursion de la journée, n’avait pas tardé à s’endormir. Dans la torpeur de la pièce, je faisais un effort pour venir à bout de mon article mais mon esprit finissait par tracer des architectures qui étaient celles de son corps, endormi près de moi. J’avais posé mon magazine et je la regardais. Elle était comme une orange. Elle ne semblait plus souffrir de la chaleur. Sarah. De nouveau là : dans mon appartement, et partout dans ma tête. Sarah. Ce genre de femmes sont un cancer. Vous avez beau savoir qu’elles vont vous tuer, vous ne pouvez rien faire. Je savais pertinemment qu’elle était impossible, que ses envies changeantes sont tout ce qui m’insupporte et son humeur hystérique tout ce qui m’éreinte. Je savais que c’était un coup à s’y user. En vérité, Sarah est exactement le type de caractère avec qui je ne pourrais vivre sans que ça tourne au sang et au vinaigre. J’aurais déjà pu l’étrangler plusieurs fois à l’occasion des cirques qu’elle avait pu faire, ses numéros de petite fille ! Les fois où je devenais fou de trop penser à elle ne me faisaient pas oublier le reste : que Sarah est un concentré d’emmerdeuse, un poison, une mante dont les désirs te bouffent aussitôt qu’ils ont glissé un pied dans la porte ! Il vaut cent fois mieux Solène, qui est la femme la plus aimante, la plus équilibrée, la plus intelligente que je connaisse. Cent fois mieux Solène qui est la femme de ma vie, j’en suis convaincu. Bien que j’avais tout cela en tête, je sentais très bien que ça ne valait rien, que tout pouvait foutre le camp en un mot, en un geste, je l’aurais suivie sur le champ, même averti de son pouvoir de nuisance, même convaincu de l’issue nécessairement catastrophique, j’aurais dit oui, moi le dur, le détaché, je l’aurais suivie !
Les yeux ouverts, je la voyais distinctement sous la pleine lune. Nous nous étions endormis parmi les journaux, sur le canapé-lit ; l’un de nous avait dû éteindre la lumière. Comme cela arrivait trois fois par nuit, la chaleur avait réveillé Sarah : elle avait vaguement ronchonné puis s’était levée pour aller boire. De retour, elle avait passé un caleçon d’homme et un T-shirt, attrapé un coussin, et disparu dans la chambre à côté pour retrouver le sommeil. La chaleur n’était plus là. J’ai continué à l’apercevoir encore quelques minutes, distinctement, sur le plafond, avant de m’endormir.
Le lendemain, dimanche, tout a repris comme si de rien. On était debout à neuf heures, la température finissait juste d’être supportable. On a préparé paisiblement ses bagages. La valise bouclée, Sarah a regardé autour en soufflant. Elle avait l’air angoissé : l’idée de voyager par cette chaleur peut-être. Jusqu’à ce qu’elle se décide à m’avouer une chose : elle me parla d’une rencontre qu’elle avait faite, un type à Milan, il travaillait à la piscine municipale, avait 38 ans, était vraiment amoureux ! Il lui avait promis des choses, même de s’installer ensemble. Il savait la rendre heureuse et c’était l’homme de sa vie. Je l’avais interrogée du regard, puis à la réflexion, tout rentrait dans l’ordre : ce type ne devait pas valoir beaucoup mieux que les précédents, son charme tenait sans doute à son univers simple, à son immaturité attendrissante, à ses bobards foisonnants, ou à la couleur de son jean… L’histoire tournerait court une fois de plus : Sarah m’écrirait un mail dans lequel elle maudirait les dieux d’être tombée sur un naze. Peut-être même qu’elle viendrait me voir à Paris ! Puis elle tomberait amoureuse d’un même autre type et ainsi de suite… Tout rentrait dans l’ordre.
Nous nous sommes dit un simple au revoir sur le quai de la gare, comme à son arrivée, et elle est rentrée à Milan. Solène rentrerait le soir, on reprendrait le boulot le lendemain, et puis hop !