20 décembre 2017

Le Rouge et le Noir 2

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Au 19ème siècle, le roman d'initiation narrait le parcours d’un jeune homme de milieu modeste, né hors du « sérail » et qui allait s’y élever par son habileté ou ses talents. Le roman d’initiation de notre 21ème siècle semble proposer une trajectoire inverse, et s’annonce en cela réjouissant. Le jeune héros est un individu plutôt bien loti, qui va s’efforcer, durant son aventure, de se désintégrer de la bonne société, de sortir du système.

Julien Sorel, aujourd’hui, a des parents qui ont des moyens, un père en poste dans une belle compagnie ; il a fait une très bonne école de commerce. Après un an en finance-comptabilité chez Groupama, il a ressenti le besoin d'une quête de sens. Papa avait encore de quoi lui prêter pour racheter un bar à vin, avec son ami du BDE, situé dans un quartier vivant de la ville. Julien a trouvé le concept, a baptisé le lieu d’un prénom français à l’ancienne, populaire - ça lui rappelle son grand-père, qui avait fait l’inverse de tout cela pour que sa descendance puisse faire mieux que lui. Julien a trouvé le concept, dessiné lui-même le logo, une amie termine de lui développer l’appli. Le voilà petit commerçant, mais avec des moyens. Il vote Macron pour raisons fiscales. Il est pour le Changement. Il propose une très bonne burrata à 21 € (ses amis restés dans la finance en raffolent). Il n’a pas de voiture, pas de maison. Un vélo. Pas marié. Un enfant. Keno. Un prénom pas comme les autres. Julien aime la débrouille. Les plans copains. Il cultive un look de bistrotier de l’Aveyron : chemise à carreaux (mais de marque), tablier, et petite barbe dégueulasse. Il se sent vivre quand il aide à décharger les fûts du camion.

Ce qui lui importait avant tout était de sortir des rails. Ne pas faire comme son pauvre père (cadre !). Il aurait pu être artiste s’il avait eu un talent. Il aime la vie de bohème. A condition de pouvoir partir en vacances chaque année à l’étranger. Julien a tout de suite vu que nous avions changé d’époque. Que son intérêt était de quitter la voie droite, de donner à sa carrière la petite torsion, la petite patine cérusée qui le rend unique. Oh oui, Julien aime le cérusé. Il est prêt à payer très cher pour ça. Il sait d'instinct que pour être bien comme il faut, désormais, il faut ne pas être bien comme il faut. Le gendre idéal, aujourd'hui, a le goût de l’entrepreneuriat. Le goût de l’usage plutôt que de la propriété. Des parts et des actions plutôt que de l’immobilier.

Julien sait qu’il peut cumuler le revenu du bourgeois et le prestige du marginal réprouvé. Alors pourquoi devrait-il choisir ?

6 commentaires:

  1. Oui, mais voilà : Julien prends depuis deux ans du Xanax 0.25 mg régulièrement. Il ne comprend pas pourquoi il éprouve quand même ce mal de vivre dont il ignore l'origine. Son médecin, un autre ami son père, lui propose un anti-dépresseur, mais Julien ne veut pas. Au fond, il se demande s'il ne serait pas un peu pédé, comme beaucoup de ses amis.

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  2. A simple titre personnel, et bien amicalement, je ne trouve pas que ce soit réjouissant. Je trouve plutôt que c'est micro-cosmique. Je ne vois pas non plus en quoi les héros de Bèguebéder ou tous ses psychokiller goldenboys de la littérature "d'avant-garde" mainstream devraient aller au-delà des années 1990-2000, et en particulier incarner le XXIe siècle en littérature. Le roman social-global pourrait bien au contraire être l'avenir - la tôle ondulée des bidonvilles, y compris sous nos cieux, plutôt que la cocaïne sur le capot. La littérature réelle, plutôt que la littérature légale. L'absence de prix littéraire contre les prix littéraires.

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    1. Tu m'as mal compris je pense : je ne veux pas parler ici de ce que l'époque nous donne à lire mais de la réalité sociale qu'elle nous donne à vivre. Ce qui est "réjouissant", ce ne sont pas les livres Beigbeder qu'il nous reste à lire, mais de constater que l'aventure sociale moderne soit une histoire de déclassement plutôt que d'ascension.

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    2. OK. Déplaçons-nous volontier sur le terrain social moderne. Je pense pour faire accord avec toi, que le déclassement de la bourgoisie peut certes nous faire espérer le sugissement de nouveaux Huysmans/Durtal. Je ne me réjouis pas toutefois pas du déclassement, qui est littéralement une décadence sur bien des points. Le Salut par la révolution passe par l'Ascension, non? Mais enfin, je reconnais 1000 fois que mes origines prolétariennes me font regarder systématiquement vers le haut, plutôt que vers le bas (mes pieds). D'accord sur l'essentiel : la réalité sociale produit de la descente. Nous devrions tenter de produire de la "montée", non? En utilisant Orwell, Marx, le Christ? Par exemple.

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    3. On est d'accord alors. C'est cocasse de voir ce con de Julien creuser sa pente tout en ayant l'impression de s'accomplir. C'est la seule réjouissance et elle est surtout là pour ne pas en pleurer.

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  3. En revanche, le fait qu'avoir un cdi temps plein devient une rareté, produit et va produire des oisifs qui s'acceptent dont il sortira bien aussi, ici ou là, une figure romanesque intéressante.

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