28 janvier 2016

Ungern



« Va-t’en Satan, moi je marche à l’orient »

- Andreï Biely, Le Pigeon d’Argent

S’il y a une obsession féconde en Russie, c’est celle de l’Asie, qui a peuplé bon nombre de chimères et de craintes chez toute une série d’écrivains que plus personne ne lit aujourd'hui, Soloviev, Merejkovski, Biely, Pilniak, et que l’on retrouve aussi en filigranes, de temps à autre, chez Gogol et Dostoïevski, qu’on lit encore.

Pour simplifier grossièrement, cette obsession de l’orient prenait d’une part le visage de la peur : la crainte diffuse de cette Asie qui avait déjà déferlé sur la Russie et qui menaçait de l’engloutir à nouveau, ouvertement (dans l'Antéchrist, Soloviev prophétise de nouvelles invasions mongoles à la Black & Mortimer et le Secret de l'espadon) ou insidieusement (la Kitaïzatzia de Merejkovski, « l’enchinoisement » qui guette chacun d’entre nous, et qui transforme notre sang rouge et viril en une insipide sanie jaune).

L’absence de frontière claire entre l’Europe et l’Asie, le souvenir des invasions mongoles, la russophobie occidentale qui traitait les Russes de « tatars » et de « fils d’Attila »[1] : tout cela contribuait à créer chez les Russes une hantise de l’engloutissement oriental, une crainte du déferlement asiatique qui guettait: cette peur envahissait tout et s’infiltrait jusque à Pétersbourg, pourtant le point d’ancrage de la Russie à l’ouest, l'ancre dont la raison d'être était de l'empêcher de dériver dans la steppe.

D’autre part, et pour les mêmes raisons (enracinement géographique de l’empire en Asie, héritage mongol, mépris des occidentaux qui déniaient aux Russes leur appartenance à la famille indo-européenne), ce rapport à l’Asie prenait aussi la forme d’une fascination dévorante, qui s’accompagnait de la conviction que le destin réel de la Russie se trouvait à l’Est, que c’était là et uniquement là qu’elle trouverait sa voie. Pour les orientalistes influents à la Cour, et ils étaient nombreux, l’antique prophétie bouddhique qui annonçait un sauveur venu du nord s’incarnait dans le Tsar, le « grand tsar blanc » qui, dans un curieux mélange de mysticisme et de géopolitique, devait apporter le salut aux peuples de Mongolie, du Tibet, du Xinjiang et de Chine, convertissant dans un même mouvement l’Asie à la Russie et la Russie à l’Asie.

Cette obsession de l'Asie s’est incarnée en 1920 dans un épisode obscur, éphémère et absurde, la fameuse geste du baron Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg.





Cela se passe dans les dernières heures de la guerre civile. L'empire est en ruines : les rouges triomphent partout, et seule l’immensité des distances à parcourir retarde la victoire finale de la Révolution. En Crimée, Wrangel s’apprête à évacuer ses hommes et leurs familles vers Istanbul. En Sibérie, l’amiral Koltchak a été fusillé à Irkoutsk et jeté sous la glace. En Transbaïkalie, en Extrême-Orient, les seigneurs de guerre cosaques qui ont profité de la Civile pour se tailler de sanglantes satrapies le long du Transsibérien, les Semenov, les Annenkov, les Kalmykov, détalent devant l’Armée rouge, emportant leurs maitresses et leur butin en Mandchourie.

Ungern-Sternberg, lui, disparait.

Il disparait, littéralement : il s’enfonce avec sa division sauvage dans le désert, et réapparait trois semaines plus tard devant Ourga, capitale de la Mongolie, tenue alors par les Chinois. Il faut imaginer la stupeur qui s’empare des garnisaires chinois, qui n’avaient rien demandé à personne et qui voient soudain surgir devant eux une brigade de cavaliers dépenaillés et spectraux bien décidés à en découdre. Il faut imaginer la stupeur des blancs et des rouges devant ce ultime soubresaut de la Civile, il faut imaginer la fascination du monde qui apprend qu’un obscur général russe au nom allemand s’apprête à restaurer l’empire de Gengis Khan, en commençant par s’emparer d’Ourga pour y rétablir le Bogdo-Gegen[2], y massacrer tous les Chinois, et, bien entendu, tous les juifs.

S’ensuit un an de marches et de contremarches, de chevauchées et de massacres, d’exécutions sommaires et de prophéties hallucinées, puis les débâcles et la chasse au baron dans la steppe, pour finir, naturellement, devant le peloton d’exécution soviétique. 

On hésite si Ungern est un idiot ou un mystique, un dangereux lunatique ou un conquistador des orients. Sans doute est-il tout cela à la fois.

Ce qui est certain, c’est que la geste d’Ungern se déroule à nos antipodes. Rien de plus éloigné de notre paysage moderne - ses « vibrantes » métropoles, ses interminable banlieues de béton, ses zoning industriels, ses bretelles d’autoroute, son absence d’horizon – que la steppe mongole, où tout semble s’étirer à l’infini[3]. Rien qui défie plus l’entendement et la raison raisonnante que ce rêve absurde d’établir un nouvel empire mongol à la tête d’une poignée de cosaques et de Russes blancs en rupture de ban.

Cette folie nous déboussole. Nous ne pouvons l’approcher qu’en usant de notre cynisme ricaneur, cette seconde peau. 

C’est que fait Vladimir Pozner dans le récit qu’il consacre au baron, Le mors aux dents.

Pozner écrit depuis Paris, depuis ses certitudes et son confort moral d’intellectuel, confit bien au chaud dans sa raison raisonnante d’occidental sceptique et spirituel. Ce roman, Pozner a l’honnêteté de l’annoncer dès les premières pages, ne correspond à aucun besoin intérieur : ce livre, écrit-il, est une commission, un travail que son éditeur lui a commandé, rien d’autre. Pozner observe le baron en entomologiste, sans passion, sans chaleur, sans jamais le traiter autrement que comme un fou dangereux aux délires ridicules, sans jamais éprouver le besoin d’aller plus loin, sans jamais songer à renoncer à Paris, à l’esprit parisien et à la raison française pour aller un peu voir ce qui se trame de l’autre côté de l’horizon. En définitive, et en dépit de son titre, Pozner n’a précisément pas pris le mors aux dents.

J’ignore s’il en est le précurseur, mais Pozner se livre dans Le Mors aux dents à une pratique détestable qui est devenue la règle aujourd’hui : celle de commencer son récit en parlant de soi. Alors que le bon sens voudrait qu’un récit sur le baron Ungern s’ouvre immédiatement sur la steppe mongole, Le Mors aux dents s’ouvre aux antipodes, à Paris, où Pozner se met en scène, lui, Vladimir Pozner, écrivain, homme de lettres, n’est-ce pas, chargé par son éditeur d’écrire un roman historique, et le voilà qui enquête, qui se renseigne, sur une vingtaine de pages : on comprend vite que le véritable but n’est pas de mettre en perspective quoi que ce soit, mais de parler de Vladimir Pozner, écrivain, esprit fort, facétieux, intelligent, habile, à qui on ne la fait pas, etc.

Dans Le Mors aux dents, Pozner finit pas s’effacer et ne réapparait plus du reste du récit, mais ses épigones n’ont semble-t-il retenu que la première partie de ce procédé et en ont donc conclu que, lorsqu’on écrit un récit, fictionnel ou non, il faut absolument se mettre en scène à chaque coin de page, que c’est même une condition tout à fait nécessaire, la recette du succès, la garantie de faire vendre, le signe que vous ne vous prenez pas au sérieux.

Un exemple récent:

HHhH, de Laurent Binet, livre sur l’assassinat de Reinhard Heydrich par un commando tchèque à Prague en 1942, récit historique haletant, passionnant, salué par la critique, prix Machin, etc.

La filiation entre Laurent Bidet et Pozner est évidente, parce que Bidet lui-même rend hommage à Pozner au début de HHhH. Mais il oublie de dire que si Pozner parle effectivement de lui-même et de ses petites recherches, il le fait au début du bouquin et a ensuite la décence de s'effacer et de ne plus venir casser les couilles.

Or c’est exactement ce que fait Bidet : il vient jacasser toutes les dix pages.

C’est pourtant un sujet incroyable que tient Laurent Bidet : ce commando tchécoslovaque parachuté en Bohème occupée pour assassiner le Reichprotektor Reinhard Heydrich, vilain dignitaire nazi s’il en est. C’est une histoire passionnante, une histoire d’héroïsme et de bravoure, d’audace et de mort, de mort quasi-certaine, choisie en toute connaissance de cause, pour la patrie, pour venger la Tchécoslovaquie martyre, pour faire payer l’ennemi, peut-être aussi pour combattre ce sentiment dévorant d’impuissance qui devait tenailler les Tchèques, les Polonais, les Français, tous les ressortissants des pays occupés réfugiés à Londres en 1941-42, à l’époque où tout paraissait si noir, si dépourvu d’espoir.

L’histoire est fantastique, Laurent Bidet pourrait se contenter de la dérouler, sans rien inventer, sans rien changer. Il pourrait, il devrait s’effacer derrière son sujet. Il ne le fait pas.

Il décide plutôt de nous raconter cette histoire en observateur, un sourire aux lèvres : il n’est pas avec les commandos tchèques, mais au-dessus d’eux, loin au-dessus d’eux, planant depuis le XXIe siècle, et la geste folle de ces résistants devient simple prétexte pour Bidet, prétexte pour étaler à tout bout de champ sa propre personne en travers du récit : regarde lecteur comme elle est belle mon histoire, comme je suis savant ! Parlons donc de ma personne, lecteur, moi, Laurent Bidet, esprit fin ! hautement cultivé ! caustique ! pénétrant ! Membre de l’Education nationale ! De père communiste ! Ecoute donc mes anecdotes ! Mon plaidoyer pour les instituteurs ! La fois où j’étais avec mon ex-copine à Prague ! etc.

On n’a qu’une seule envie, c’est qu’il la ferme, l’instituteur, qu’il nous laisse avec les Tchèques, ces hommes au courage abominable, qu’il nous laisse avec eux et leur ultime combat dans une église assiégée par une armée de nazis. Mais il ne le fait pas, et si en définitive on retire quelque chose de ce livre, ce sera parce qu’on aura réussi à faire abstraction de l’histrion pour ne plus voir que ces hommes qui sont morts à Prague dans la crypte de l’église Saint-Cyrille-et-Méthode.


HHhH c'est le rappel que, aujourd’hui, aucun écrivailleur ne peut imaginer écrire l’histoire d’autres vies que la sienne sans s’immiscer de force dans le récit, comme si une des conditions du succès était de, toujours, jauger la vie des autres à l’aune de la nôtre, réduire leurs grandeurs à l’échelle de nos petitesses, disséquer leurs emportements à la mesure de notre indifférence.

Les partisans de ce procédé d’écriture diront : « d’où tu parles ? ». Ils diront que la prétention à s’effacer derrière son sujet est hypocrite, qu’il faut savoir qui nous raconte l’histoire, etc. Ils expliqueront que l’écrivain apporte une valeur ajoutée en expliquant d’où il vient, ce qui l’a conduit à choisir ce sujet plutôt qu’un autre, que c’est là une question d’honnêteté, de franchise élémentaire.

Dans la pratique : narcissisme, narcissisme, narcissisme, et incapacité à se projeter réellement dans d’autres vies, à accomplir un réel et véritable exercice d’empathie, de gratuité, de raconteur.

A la notable exception d’Emmanuel Carrère[4], l’immixtion de l’auteur dans son récit semble toujours se faire sous la figure de l’intellectuel sceptique et railleur, ectoplasme dépourvu d’énergie vitale, avec, chevillée à l’âme, cette croyance absolue que nous sommes plus avancés, plus intelligents, plus clairvoyants enfin, que tous ceux qui nous ont précédés et qui, dans les emportements et les tempêtes, ont aimé et haï, cru et combattu.

Cette intelligence, loin d’être notre force, est notre plaie, la sale plaie au flanc de notre espèce.

Pour écrire la geste d’Ungern, Aguirre des steppes, Timour Lang égaré au siècle de l’athéisme et des mitrailleuses, il faudrait parvenir à répudier toute raison, et vivre un an parmi les Mongols et les peuples nomades de Sibérie, Toungouzes, Bouriates, Sartes, Dunganes, à se nourrir uniquement de songes et de prophéties. Il faudrait errer la nuit dans des marais et des manoirs décrépis sous le ciel gris d’Estonie, et se promener sur les champs de bataille du monde. Il faudrait renier ce siècle, son confort et sa bêtise, se détourner du couchant, penser à la guerre comme une mère, et à l’Asie comme le lieu d’accomplissement de la destinée.

Craignez que Laurent Bidet ne s’empare un jour du baron Ungern.





[1] Il faudrait un jour écrire une histoire de la Russophobie, du XVIIIe siècle à nos jours. Les nuances entre la russophobie britannique, liée au Grand Jeu, la russophobie austro-allemande, essentiellement racialiste, et la russophobie française (qui affecte de distinguer les « bons » Slaves, au premier chef les Polonais, des « mauvais » Russes qui ne seraient que des Asiatiques), sont en effet passionnantes à observer.
[2] Sorte de Dalaï-Lama mongol. Le dernier Bogdo-Gegen trainait une réputation d’ivrogne et de franc-baiseur, ce qui le rend immédiatement beaucoup plus sympathique que son alter-ego tibétain actuel.
[3] Les clichés sont là pour qu’on s’en serve.
[4] La différence entre Carrère et les autres tient à ce que Carrère est conscient de cette stérilité ricanante qui nous frappe tous, et il essaie sincèrement de s’en dégager pour aller chercher son sujet, que ce soit Limonov ou Saint-Paul ou un vacancier qui a perdu sa fille dans un tsunami. Peut-être est-ce parce que Carrère, contrairement à Pozner, Binet et les autres ricaneurs professionnels, a eu, à un moment de sa vie, de la religion. 

6 commentaires:

  1. tiens je l'ai lu HHHhH
    plus exactement je l'ai chouravé à ma fille , un ouiquende qu'elle était venue
    ça m'est un peu tombé des mains
    par contre, ce travers que vous fustugez ne se remarque pas chez les auteurs étrangers ou très peu
    témoin, le très drôle "il est de retour" de timur vemes ( approx )
    qui cause du retour de AH ,70 ans après son suicide
    il se plaint d'ailleurs de puer l'essence à plein nez

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    1. c'est un travers franco-français, certes, mais qui fait tache d'huile.

      L'espagnol Javier Cercas tombe dans le même travers dans Les Soldats de Salamine, bouquin sur l’histoire vraie de l’exécution manquée de l’écrivain phalangiste Sanchez Mazas, un intellectuel un peu lâche et finalement pas très fasciste qui échappe par miracle au peloton d’exécution républicain dans les derniers jours de la guerre.

      Ici aussi: sujet fabuleux, mais traité avec hauteur, distance, cynisme, et références tout à fait dispensables à la petite copine de l'auteur, qui est ma foi fort affriolante, merci pour lui.

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    2. figurez vous que je l'ai lu , le bouquin de cercas
      à sa sortie
      et impossible de me rappeler de quoi ça cause
      stupéfiant

      habituellement , les bouquins laissent une trace
      on peut se souvenir de ce qu'il y a dans les réprouvés , dans l'anabase , dans l'éducation sentimentale
      pas mot à mot , mais on en garde une bonne idée

      là , impossible d'en retenir un traître mot , une seule idée

      du papier gâché pour rien

      ça me le fait de plus en plus

      faut dire que je lit de plus en plus de polards empruntés à la biblio , forcément , je vais pas payer pour ces daubes

      et lorsque je les réemprunte ....ce n'est qu'arrivé à la dernière page que je m'apperçoît que je je les ai déjà lus

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  2. Merde ! Y'a des notes de bas de page dans les articles du CGB, maintenant ? Va-zy comment il nous fout la pression !

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  3. Vladimir Pozner est un de ces intellos bobos qui ont roulé des pelles à Brejnev et qui aujourd'hui, vont gueuler à la dictature cléricale en Russie, tout en y mangeant de la bonne sousoupe.

    Sur Ungern, (re)lire Jean Mabire et le témoignage qu'en fit Ossendowski dans "Bêtes, Hommes et Dieux.

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  4. Très bonne analyse de l'orgueil moderne (déguisé en coolitude rigolarde, bien sûr)

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