5 février 2013

Les gens qu'on aime : William Burroughs



William Burroughs aurait 99 ans aujourd’hui. Il était né le 5 février 1914, une date aussi bonne qu’une autre pour venir au monde.
Le 5 février 1914, bien sûr, personne ne savait qu’il deviendrait un des deux ou trois plus grands écrivains américains de son siècle. A St Louis du Missouri, tandis qu’il poussait ses premiers cris, on a dû se contenter de dire « oh, le joli bébé ». Des banalités, en somme.


Comme tous les personnages ayant fait naître une légende, William Burroughs est souvent aimé pour de mauvaises raisons. Il est aussi détesté pour de mauvaises raisons, mais c’est un cas plus fréquent. La première des mauvaises raisons de l’aimer, c’est de l’aimer sans l’avoir lu. Oui, des gens détestent des films qu’ils n’ont pas vus, des livres qu’ils n’ont pas lus, ils sont en désaccord avec des déclarations qu’on leur a vaguement rapportées, c’est assez courant. Avec les légendes, nous trouvons aussi le cas de gens qui aiment un auteur mais ne le lisent pas. Ainsi, on aime Jack Kerouac pour sa belle gueule, Hemingway pour sa barbe d’ivrogne, on adule Joyce pour les mugs Finnegans wake qu’on trouve à Dublin, on adore Proust pour les téléfilms sur La Recherche, Céline pour se fringues rapiécées, ses chiens, ses chats, sa femme et Bukowski parce qu’il s’est saoulé en direct à la télévision française. On aime Chet Baker pour les photos de Chet Baker. On aime le Che pour la barbe du Che !

Dans les mauvaises raisons d’aimer Burroughs, voici les plus fréquentes :
• il fonda le mouvement beat
• il fit l’apologie de la drogue
• il est cool
• il inspira les punks
• il lutta pour faire reconnaître l’homosexualité
• c’est le Buster Keaton de la littérature

Évidemment, rien de tout cela n’est vrai, c’est ce qui arrive quand on aime un écrivain sans le lire. La variante peut consister à avoir quand même lu les quarante premières pages du Festin nu, puis à imaginer avoir une idée précise de son œuvre.

On pourrait passer des heures sur le Festin nu ou sur la drogue selon Burroughs, mais ce n’est pas le sujet. Celui qui, lisant Burroughs, ne comprend pas que la drogue est la Marchandise absolue, celle qui met le consommateur dans un état de besoin impérieux, qui l’esclavagise, c'est-à-dire qui le rend le moins libre possible, qu’elle est la quintessence de l’asservissement consumériste, un produit-virus conçu pour remplacer le cerveau du camé et prendre le contrôle de son misérable corps pour le plus grand profit du fourgueur, enfin une marchandise proprement diabolique, celui-là est un définitif trou du cul.

Pourquoi on l’aime, Burroughs ? Pour sa puissance littéraire, qui est avant tout une puissance picaresque. Aventure, critique de l’ordre établi, satire puissante, naturalisme burlesque, inventivité formelle, liberté de ton et de structure. Peu d’écrivains sont aussi drôles que lui, et plus que drôles : comiques. C’est une des dimensions essentielles de Burroughs, systématiquement négligées par les arbitres critiques, personne ne sait au juste pourquoi. Peut-être ne faut-il pas vulgariser la haute teneur existentielle de l’œuvre burroughsienne, traitant de graves problèmes sociaux (drogue, sexe, esthétique de la marge), en laissant penser qu’il considérait la vie comme une comédie bouffonne ? Une certaine critique bien-pensante, de gauche, ivre de prises de conscience militantes, n’est certainement pas prête à rigoler des camés, des pédés, des clodos et des vieilles putes comme Burroughs le fit dans tous ses livres.
Burroughs lui-même revendiquait pourtant cette tradition qui va de Pétrone à Céline, en passant par Thomas Nashe, le Guzmàn de Alfarache ou Jacques le fataliste. Car on peut dénoncer la misère en en rigolant, on peut rire de ses malheurs (c’est même recommandé), on peut faire autre chose que se plaindre, ou du moins se plaindre platement, comme le premier écrivain engagé venu. Et surtout, on peut écrire sans prendre de gants.

Dans la tradition picaresque, le héros est toujours un pauvre type qui tente de sortir de sa condition, qui expérimente, bouscule, force les choses, un trublion qui met la société à l’épreuve, en révèle les aberrations et les hypocrisies, s’affranchit du bon goût et des convenances, pour finir généralement au même point qu’au début de ses aventures… Comme Céline, qui l’a beaucoup influencé, Burroughs a réussi à coller à cette tradition dans un contexte moderne, mieux : d’avant-garde. On trouverait d’ailleurs beaucoup de points communs dans leurs œuvres : expérimentalisme formel, non linéarité, utilisation de l’argot, cruauté comique, pornographie, implication personnelle, etc. On trouvera surtout la joie que donne le génie quand il permet qu’on le suive dans ses fulgurantes errances.


Bien sûr, il n’y a pas que du comique dans Burroughs ! Il y a aussi des obsessions malsaines, une paranoïa inquiétante, une pulsion de mort évidente et une indécence considérable. Il y a l’expérience de la drogue et son récit circonstancié. Il y a une capacité d’invention qui tient du grouillement. Il y a aussi une intéressante théorie du langage nourrie aux leçons des codex mayas, le langage comme pouvoir, langage viral implanté dans le cerveau, générations après générations, pour un contrôle absolu, discret et permanent, de la pensée… D'où un dantesque combat littéraire contre le langage, qui donne sa matière à toute l’œuvre.
Ce qu’on aime, dans Burroughs, c’est la profusion, le mouvement, le non-sens, les points de vue et de fuite, la poésie crade et l’analyse inquiète de la condition humaine. C'est l'énormité du rire et le détachement souverain.

11 commentaires:

  1. C'est exactement ça, Burroughs c'est le chaos et le comique qu'il engendre, l'équivalent littéraire d'un Jerôme Bosch. Il a bien compris qu'au milieu du bordel ambient il n'y a pas de repères à chercher, pas de balises, que le sens il faut lutter au quotidien pour en donner un minimum à sa vie et parfois le dégager du réel à la hache.
    Découvrir les oeuvres de ce type au même moment qu'on pose une première oreille craintive sur le Shaping the Random de Shora ou le Calculating Infinity de DEP , ça vous change un homme.
    Vous m'avez donné envie de le relire.

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  2. Putain d'article! Bravo.

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  3. Oui, c'est un article qui a de la tenue.

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  4. St Louis du Missouri...
    C'est la 27eme ville de Jonathan Franzen,non ?

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  5. Burroughs et toute la clique du beat hotel a incarné les prémices de cette tendance dégueulasse qui aujourd'hui submerge tout: avoir la thune et promouvoir l'immoralité. Ce moment ou les gens riches lâchent publiquement du lest sur leurs obligations morales de montrer l'exemple n'est rien d'autre qu'un basculement dans la fosse.

    La drogue? Cé-pa-bien-decritiker-la-drogue c'est ça l'esprit du paragraphe qui finit par "trou du cul"? Bien. Alors peut être il faudrait des fois se sortir la tête du cul et observer le monde autour de soi et le nombre de dépressions, de basculement dans la paranoïa et la schizo que provoque rien que la drogue la plus "douce" à savoir le shit. Et observer le lent et sûr déclin d'un mec qui fumerait un joint par soir pendant 10 ans.
    Céline n'a jamais été un dépravé, c'est un hygiéniste et un "grec" vénérant la santé et haïssant tous les "toxiques". Considérer la vie comme une comédie boufonne ça ne fait pas de vous l'égal de Bosch ou de Céline: tout le monde peut aisément arriver à cette conclusion en cas de rateau/rupture amoureuse/voiture qui tombe en panne/lendemain de cuite.
    Il y a quelque chose de profondément dégoutant dans ces protos-gauchistes du beat hotel car leur oeuvre finalement la voici: justifier par du baratin rebellisant le fait de s'enfiler de la merde dans les veines. Ils sont les pères des plus crasseux incultes gauchistes dont les derniers tenants composent un paysage allant des punks à chien aux retraitées sexagénaires de l'EN très méchantes à cheveux court militantes PS.
    Faut proposer cet article à indymedia : Burroughs et compagnie c'est en effet des gens qu'ils aiment, ce sont même leurs maîtres.

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    1. "observer le lent et sûr déclin d'un mec qui fumerait un joint par soir pendant 10 ans"
      T'inquiète, c'est une expérience en cours au CGB : on a Léstat.

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    2. @Anonyme:"Considérer la vie comme une comédie bouffonne ça ne fait pas de vous l'égal de Bosch ou de Céline"
      Mais la mettre en scène (avec succès quelquefois) dans ses oeuvres ce n'est pas rien quand même. Le talent d'un écrivain ne consiste pas forcèment à apprendre quelque chose au lecteur, Burroughs est d'ailleurs bien loin d'être un donneur de leçon (ses personnages de camés sont des loques lamentables bien moins sexy que ceux de films comme Trainspotting par exemple); le talent de l'auteur, c'est parfois de nous parler de choses que l'on connaît, mais de nous en parler au creux de l'oreille.
      Après je ne pense pas que chercher de la politique dans ce qui n'est qu'un article littéraire soit très pertinent, y a Telerama ou ce genre d'illuminé http://www.lecinemaestpolitique.fr/ (ne me remerciez pas, un truc pareil ça se partage) pour ça.

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    3. Oui, d'ailleurs, prendre Trainspotting pour une apologie de la défonce, merde, faut oser ! C'est un repoussoir, au contraire, et ses personnages ne sont ni heureux, ni cools, ni admirables.

      Notre ami anonyme semble croire que Burroughs (et les beats) furent des gens riches, des cyniques jouisseurs, pourquoi pas des Yuppies, tant qu'on y est ?

      "Ils sont les pères des plus crasseux incultes gauchistes dont les derniers tenants composent un paysage allant des punks à chien aux retraitées sexagénaires de l'EN très méchantes à cheveux court militantes PS. " (Bien observé pour les militantes à cheveux courts - je dirais même à cheveux courts teints en orange) Là où tu te goures, c'est que tu fais une filiation A L'ENVERS. Oui, il a y peut-être un lien entre des connards d'aujourd'hui (pas les punks à chiens, qui ne lisent pas)et des artistes du passé, mais ça repose TOUJOURS sur une méprise - comme ces couillons qui ont un T-shirt Rimbault et croient qu'il était une sorte de cancre mal peigné...

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  6. Mec, calme-toi : tu parles de Céline mais t'es visiblement pas fichu de comprendre un modeste article de Beboper! ça craint vraiment. Le chapitre se terminant par "trou du cul" dit exactement L'INVERSE de ce que t'as compris. Pourtant, j'ai essayé de le faire le plus clair possible...

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  7. Oui en effet j'ai mal compris mais il y a quand même cette posture indulgente dans l'article du style "Burroughs que l'on déteste adorer", le petit paradoxe télérama, "ne pas porter de jugement moral", s'éviter de donner un avis clair.
    En fait ce type là et sa clique sont des enculés c'est tout. Ils ont ouvert la voie, montré un exemple, "crée un climat" comme disent les antiracistes. Bien sûr il n'a jamais dit "ah surtout ne faites pas comme moi". Bien sûr qu'il y a cette idée de se mettre délibérément en situation de dépendance dans l'héroïne. Mais tous les camés et gauchistes un peu crasseux, dés qu'ils cherchent à justifier par du concept leur "choix" ils se mettent à citer du trainspotting, du castaneda, et tout au bout de cette filiation morbide il y a cet ignoble mouvement du beat hotel. Or c'est normal qu'ils croient que Burroughs est un apologète de la drogue parce que si ce n'est lui, c'est le mouvement beat qui a porté la parole "allez y défoncez vous et découvrez qui vous êtes, c'est la vraie aventure n'écoutez pas l'Etat, n'écoutez que vous". Et ça, exactement ça le fond du fond de la justification à toute prise de drogue.

    La drogue, n'importe laquelle, c'est une saloperie pour ses effets physiques et psychologiques mais aussi à cause de ceux qui la produisent, de ceux qui la vendent, et de ceux tout en haut, qui tirent les marrons du feu. Lorsque tu vois ton camarade, petit frère, frère de ton meilleur pote, sombrer dans la schizo ou la dépression tu peux dire merci à l'enculé de vendeur de shit qui l'a fourni, merci à l'enculé de blédard immonde qui fait délibérément pousser cette merde, et merci à l'enculé d'embusqué que personne n'a jamais vu qui a organisé ce trafic. La nécéssaire haine de la drogue est un sujet tellement sérieux qu'on ne peut pas laisser passer un Burroughs ni ses potes à noms étranges qui ont fini riches et tranquilles à LA.

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    1. Tu devrais éviter de parler de littérature... Ton militantisme te fait dire des bêtises, et c'est normal : c'est la fonction du militantisme. Tu me fais penser, avec Burroughs, à ceux qui ne voient en Céline que l'antisémite : ils jettent le génie prosateur aux chiottes parce qu'ils ne peuvent pas oublier cinq minutes leur obsession.
      Sans compter que tu es largement victime de ce que je dénonce dans mon texte : le mythe. A l'inverse du fan débile qui aime Burroughs parce qu'il croit qu'il aurait été pour le mariage gay, tu le détestes pour de mauvaises raisons. Burroughs a transcrit le monde et ses bas-fonds (y compris psychologiques)dans une littérature aussi flamboyante qu'inquiétante. Toi, tu prends cette toile de fonds pour une apologie, d'où contresens et gourance dans les grandes largeurs.

      Et puis merde, je te cause littérature, tu me parle problèmes sanitaires !

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