15 février 2008

Petit débat entre (presque) amis


Régis Debray est revenu plus que pessimiste de son voyage en Terre sainte, les rapports inter-religieux seraient-ils un mythe? Il en débat avec une vieille connaissance qui maîtrise bien le sujet (du moins bien mieux que Prasquier ou Cuckiermann) : Elie Barnavi.





Régis Debray, vous évoquez dans la préface de votre livre un «voyage au bout de la haine» . Faut-il penser que vous êtes revenu de Terre sainte encore plus désabusé sur les capacitésde tolérance des religions ?

Régis DEBRAY. Disons plus lucide, et encore plus inquiet. Le drame réside en ceci que les religions révélées sont autant meurtrières que vivifiantes. La cohésion collective qu'elles assurent implique une démarcation par rapport à l'identité voisine. Autrement dit les religions, et plus largement les cultures, construisent des murs en même temps que des rassemblements. Et je ne vois pas comment on peut unir sans séparer. Cette dimension tragique est inhérente non au spirituel mais au fait collectif du religieux.

Vous évoquez longuement vos rencontres avec les chrétiens d'Orient. Le moins qu'on puisse dire est que vous êtes pessimiste quant à leur avenir.

R. D. J'ai trouvé des minorités chrétiennes assaillies par la violence, par l'exode, la dénatalité, le chômage. Entre l'étau israélien et l'hostilité islamique, ils sont suspects pour tout le monde. L'Occident les lâche : trop arabes pour la droite et trop chrétiens pour la gauche. Ce sont pourtant eux qui ont modernisé le monde arabe. Au Xe siècle, ils ont traduit en arabe la culture grecque et au XXe, ils ont été à la pointe de la laïcisation. Ils ont joué un peu le même rôle que les Juifs en Occident au XIXe et subissent un antichristianisme qui rappelle l'antisémitisme d'antan. Et l'invasion américaine en Irak a empiré la donne, en provoquant l'exode massif des chrétiens assimilés à une cinquième colonne. M. Bush a pour ainsi dire islamisé à mort toute la région.

E. B. D'accord pour le constat. J'ajouterais que vu d'Israël le dialogue est d'autant plus difficile que les chrétiens se veulent encore plus arabes que les autres Arabes. Certains d'entre eux, comme les Grecs orthodoxes, sont violemment antisionistes. Sans compter qu'une dimension antisémite reste vive. Les Églises d'Orient, hostiles à Vatican II, n'ont pas admis que le pape aille à la synagogue de Rome ni à Jérusalem pour nouer des relations avec Israël. Si on ajoute à cela que Bethléem n'est plus une ville chrétienne on comprend leur désarroi. Finalement, c'est en Israël que les Églises se portent le mieux puisque la liberté de conscience y est garantie et qu'elles ont moins à y subir qu'ailleurs la pression islamiste.

Au fil de vos rencontres, on a parfois l'impression que vous faites preuve de compréhension à l'égard des islamistes, notamment ceux du Hezbollah…

R. D. Attention, oui, fascination, non. Il est grotesque et contre-productif de couper les ponts avec ces forces-là. Nous entretenons leur expansion. Les Américains bien sûr, mais aussi les Européens qui se cachent derrière eux. La religion prend la relève d'une faillite des mouvements laïcs, à laquelle nous avons contribué.

E. B. Régis Debray sous-estime les responsabilités du monde musulman dans ses propres déboires. Il y a une crise de l'islam comme civilisation. Tous les ismes, socialisme, nationalisme etc. que la modernité occidentale a proposés au monde arabe se sont écroulés. Et il ne reste plus en lice que l'islam politique. On nous invite à distinguer différents types d'islamisme, entre d'une part celui qui accepterait la règle du jeu et d'autre part un fondamentalisme de type al-Qaida. Il y a des nuances entre eux, mais tous les islamistes, il suffit de voir leurs 6 000 sites sur Internet, partagent une même lecture dogmatique de l'islam qui constitue un danger non seulement pour nous Occidentaux, mais aussi pour les musulmans qui en sont les premières victimes.

Cette radicalisation n'était-elle pas l'intérêt d'Israël ?

R. D. De fait, Israël a favorisé l'éclosion du Hamas, pour faire pièce au Fatah. Même s'il vaut mieux, pour la propagande, avoir un ennemi outrancier que raisonnable, je crains que les événements lui donnent tort…

Régis Debray, votre évocation d'Israël, qualifié de «démocratie ethnique», est équivoque. On sent que vous êtes déchiré entre admiration et réprobation

R. D. Je reconnais mon ambivalence. Israël de 1948 n'est pas celui de 2008. Je suis partagé entre mon admiration éthico-intellectuelle pour un formidable exploit de modernité laïque et suis rebuté par la remontée d'un nationalisme théologique qui fait revenir au premier plan l'archaïque et le tribal. Quand je vois des colons, francophones ou américains, arborer devant le mur des Lamentations I am a superjew et faire les fiers-à-bras en tee-shirt devant les Arabes, je suis consterné.

Dans La Révolution européenne,Elie Barnavi et Krzysztof Pomianfont l'éloge de l'Europe comme la meilleure du monde possible. Que peut-elle faire pour cette régiondu monde ?


R. D. L'Europe paie largement l'Autorité palestinienne et ses 150 000 fonctionnaires. Elle finance aussi les infrastructures des Territoires, routes, écoles, hôpitaux. Israël les démolit régulièrement. L'Europe paie et se tait ! Elle aurait pu conditionner son aide à l'Autorité, qui soulage l'occupant, au respect des accords et du calendrier en Cisjordanie, où la colonisation continue de plus belle. L'Europe s'offre une bonne conscience avec de l'humanitaire. Pourtant, sortir de sa passivité serait servir les intérêts à long terme d'Israël. Mais l'Europe ne peut pas se distinguer de l'Amérique pour des raisons historiques : elle craint de se faire taxer d'antisémitisme.

Publié dans Le Figaro du 13 février.

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