20 mai 2007

Sa maison et lui se ressemblaient

Les volets, peints en vert, s’ouvrent sur un joli petit jardin habité par quelques arbres. La maison est modeste et discrète. Rien ne semble la distinguer des autres pavillons de ce quartier tranquille de Passy. Et pourtant, quelques-uns des chefs-d’œuvre de la littérature française sont nés ici, dans une des cinq pièces où se trouvent encore le fauteuil et la table de l’écrivain. Dans ce cabinet de travail, ont également survécu la cheminée de marbre noir, le parquet de Versailles et les vitraux aux fenêtres. Que d’heures et que de nuits passées ici ! Que de joies et que de détresses semées dans cette cellule littéraire ! Entreprise herculéenne à propos de laquelle l’écrivain nous dit : « Travailler, c'est me lever tous les soirs à minuit, écrire jusqu'à huit heures, déjeuner en un quart d'heure, travailler jusqu'à cinq heures, dîner, me coucher, et recommencer le lendemain ». Emploi du temps qu’il faut compléter par : travailler de minuit à huit heures, certes, mais les pieds dans une bassine de moutarde pour guérir son arachnoïde* ; dîner, certes, mais en une demi-heure pour pouvoir s’endormir à six heures, après avoir rendu un bref hommage à sa servante-maîtresse, qui partage sa couche et le sert à table. Et il ajoute à propos de celle (la table) qui lui sert pour son travail : « Je la possède depuis dix ans, elle a vu toutes mes misères, essuyé toutes mes larmes, connu tous mes projets, entendu toutes mes pensées. Mon bras l'a presque usée à force de s'y promener quand j'écris ».

En 1840, Passy n’était pas encore un quartier rattaché à la capitale mais un village plutôt pauvre et isolé, lieu idéal pour qui cherche à se cacher. Cette assurance de discrétion poussa ainsi Honoré de Balzac, désireux alors d’échapper à ses créanciers, à y louer, le 1er octobre de cette même année, un appartement situé au 19 de la rue Basse. De 1840 à 1847, il élaborera là sa Comédie Humaine, corrigeant l’ensemble de ses précédents romans et écrivant quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre tels La Rabouilleuse, Splendeurs et misères des courtisanes ou encore La Cousine Bette et Le Cousin Pons.
De nombreuses histoires et légendes courent sur la vie de Balzac et sur les lieux qu’il occupa. Mais est-il une maison qui n’a pas d’histoire à raconter ? Dans celle de Passy, qu’il loua sous un faux nom, on dit qu’il existait un escalier menant à une ruelle attenante et que l’écrivain empruntait pour fuir ses créanciers. Il était d’autant plus aisé de le faire que, pour parvenir jusqu’à l’appartement, il fallait en quelque sorte descendre pour arriver en haut. Après avoir sonné chez le concierge, il fallait en effet pénétrer dans le bâtiment qui dissimulait la maison, descendre deux étages pour arriver au premier et, une fois parvenu à ce rez-de-jardin, donner le bon mot de passe qui vous autorisait à traverser une cour au fond de laquelle se trouvait la thébaïde de l’écrivain**. Balzac avait visiblement pris toutes ses précautions vis-à-vis des visiteurs indésirables. Mais on raconte que son désir de dérobade, sa volonté de se rendre indécelable ne s’arrêtaient pas là. Est en effet exposé aujourd’hui dans cette maison, un objet qui donne lieu à une légende charmante : la canne à pommeau d’or et de turquoises. Il s’agit d’une canne dont Balzac fit orner le pommeau d’un collier de jeune fille appartenant à Madame Hanska, comtesse polonaise qu’il épousa à la fin de sa vie. Ce qui frappe, c’est la disproportion de ce pommeau qui fait plus ressembler l’objet à un gourdin de luxe qu’à un accessoire destiné à marcher. Ainsi, on aurait pu penser cette canne comme arme destinée à faire disparaître quelque importun en l’assommant ou du moins en menaçant de le faire. Mais si l’on en croit La canne de Monsieur de Balzac -ouvrage de Mme de Girardin, l’amie du Tout-Paris des lettres d’alors- cet objet ne servait pas à faire disparaître les gêneurs éventuels mais à se soustraire soi-même à leurs regards afin de pouvoir les mieux observer. Cette canne avait tout bonnement le pouvoir de rendre celui qui la porte… invisible ! C’est grâce à elle que Balzac aurait pu tout à loisir et en toute tranquillité étudier ses contemporains et restituer une vision si précise de la société.

Ainsi, de toutes ses résidences, la maison de Passy, ainsi que celle connue sous le nom des Jardies, sont les demeures qui gardent le plus de souvenirs de Balzac. Si, des onze domiciles parisiens de l’écrivain, la maison de Passy est la seule qui subsiste aujourd'hui, on trouve néanmoins, dans des lettres ou des récits de visiteurs, de nombreux détails et anecdotes sur celle qu’il occupa précédemment et qui fut la seule qu’il acheta : Les Jardies. Ses tribulations parisiennes avaient amené Balzac, en 1837, à acquérir cette maison. Il était alors toujours poursuivi par le fisc. Il décida donc, pour éviter la prison, de fuir à la campagne. C’est ainsi qu’il s’installe en septembre 1837 à Sèvres, dans la modeste maison d’un tisserand acquise pour 4500 francs, somme que lui avança la comtesse Visconti aux crochets de laquelle il vivait alors. Insoucieux de ses dettes, il décide de faire construire, dans le jardin de la propriété, une sorte de chalet suisse dans lequel il logera, délaissant ainsi l’autre habitation située à quelques pas. Cette dernière servira à entreposer des meubles et des livres.

20 mai 1799 :
naissance de Balzac
à Tours.

S’improvisant maitre-d’œuvre pour la construction du chalet, Balzac, dans son empressement fantasque et autoritaire, omit tout simplement de faire figurer sur les plans un escalier intérieur. La maison une fois terminée, les ouvriers osèrent enfin lui en faire la remarque. Pour remédier à ce fâcheux oubli, il décida, après-coup, d’adjoindre à la construction un escalier extérieur en haut duquel il aurait ainsi la possibilité de « cracher sur Paris » qu’il considérait comme « pourrie par l’argent ». Situé sur la colline de Ville d’Avray, le terrain, très pentu et sujet aux glissements, donnera les pires difficultés aux jardiniers-architectes chargés de l’édification du chalet et de ses jardins. Par ailleurs, toujours baigné d’illusions abracadabrantes, Balzac avait projeté de parer sa demeure de richesses mobilières démesurées : revêtement de palissandre et livrée de velours amarante pour les escaliers intérieurs (escaliers qu’il avait de toute façon oublié de commander) ; et pour le reste de la maison : revêtement en marbre de Paros, stylobate en bois de cèdre, plafonds peints par Delacroix, tapisserie d’Aubusson, cheminée en marbre cipolin, portes façon Trianon, parquet-mosaïque formé de tous les bois rares des îles. Et point d’orgue de cette rêverie mirifique, il envisageait également de faire, sur ce sol diagonal et infertile, un jardin à la française !
Evidemment, faute de moyens, ce qui devait être un palais luxueux et exotique n’est resté qu’à l’état de campement de fortune. Et ces merveilles imaginaires demeurèrent uniquement à l’état d’inscriptions, faites au charbon de bois par Balzac lui-même, sur les murs en stuc des pièces du chalet auxquelles elles étaient promises.
En revanche, une innovation technologique de sa conception, et dont il ne manqua de s’enorgueillir auprès de ses amis***, fut concrètement réalisée : un système de sonnettes dissimulées dans les murs et qui ne laissait apparaître aucun fil disgracieux et qui ne laissait entendre aucun bruit métalliquement désagréable, n’entravant ainsi en rien l’harmonie du lieu –harmonie pourtant elle-même invisible puisqu’il n’y avait pratiquement rien, ni mobilier, ni décoration, dans cette maison décidément si singulière.
Enfin, dans la longue liste des projets extravagants, il est bon de mentionner celui qui devait transformer son jardin en plantation d’ananas, commerce dans lequel il voulait se lancer mais idée qui resta lettre morte. En 1840, Les Jardies finissent par être saisies par les créanciers et il est obligé de quitter Sèvres, laissant des dettes dans tout le village : 222 francs à la blanchisseuse, 750 au boucher, 600 au garde-champêtre. La suite, nous la connaissons, il jettera son dévolu sur le village de Passy et sur la maison baptisée du même nom. Et si à Sèvres, des Jardies il ne reste aujourd’hui que la maison primitive, il est probable que le lieu se souvient encore du passage de ce « cerveau poétique tapissé de chiffres comme le cabinet d'un financier », de cet homme « aux faillites mythologiques, aux entreprises hyperboliques et fantasmagoriques dont il oublie toujours d'allumer la lanterne ; le grand pourchasseur de rêves, sans cesse à la recherche de l'absolu ; lui, le personnage le plus curieux, le plus cocasse, le plus intéressant et le plus vaniteux des personnages de La Comédie humaine, lui, cet original aussi insupportable dans la vie que délicieux dans ses écrits, ce gros enfant bouffi de génie et de vanité, qui a tant de qualités et tant de travers que l'on hésite à retrancher les uns de peur de perdre les autres, et de gâter ainsi cette incorrigible et fatale monstruosité ! »****

* Arachnoïde : ANAT. Fine membrane enveloppant l'encéphale et la moelle épinière :
Dérivé : Arachnoïdite, arachnitis. Altération inflammatoire ou cicatricielle de l'arachnoïde.
Inflammation constante de l'arachnoïde, ou réseau de nerfs qui servent d'enveloppe au cerveau.
** mots de passe dignes de ceux de Radio Londres, les plus fameux auraient été : « j’apporte des dentelles de Belgique » ou « la saison des prunes est avancée ».
*** Voici comment il présenta la chose à Léon Gozlan lorsque celui-ci vint visiter le chalet:
« Vous ne vous êtes jamais aperçu, en admirant les perfectionnements que j’apporte à la décoration intérieure des Jardies, me dit-il, d’une innovation ingénieuse et rare que je puis presque revendiquer comme mon œuvre personnelle, je n’ose pas tout à fait dire comme un chef- d’œuvre personnel ? »
**** Charles Baudelaire, Comment on paie ses dettes quand on a du génie (in Le Corsaire-Satan, 24 novembre 1845).

Sources :
Les hauts lieux de la littérature en France, Jean Paul Clebert, 1995, Bordas
Balzac en pantoufles, Léon Gozlan, 1856 (Maisonneuve et Larose, ©2001)
Honoré de Balzac à Passy, Maisons d’écrivains (Electron Libre Productions, ©2006)
Site internet : La maison de Balzac à Paris



4 commentaires:

  1. A 18 ans j'ai commencé la Comédie humaine dans la Pléiade (le premier roman est "A la Maison du chat-qui-pelote"). Puis j'ai aligné les volumes les uns après les autres. Jamais ennuyé sauf avec "Le curé de campagne" et "Louis Lambert".

    Lis-t-on encore Balzac? Et aujourd'hui que relire : "Le cabinet des Antiques" bien oublié et très sarcastique, "Une ténébreuse affaire" ?

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  2. Joli post, ZEFA, et qui tombe à pic vu que je suis en train de finir Illusions perdues! Pas le meilleur à mon goût d'ailleurs. Louis Lambert est difficile parce qu'étrange, mais je ne crois pas dire de bêtise en disant que c'était un de ses romans les plus personnels et donc à ce titre il devait lui tenir à coeur. D'ailleurs, Lambert passe en coup de vent dans Illusions perdues, les persos du Cénacle de d'Arthez évoquant la tragédie du jeune homme.

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  4. En plus j'ai fortuitement publié ce post le jour anniversaire de la naissance du bonhomme. Amusant.
    Et content que ça t'ait plu nightwatch.

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