28 avril 2007

Les figues et le gruau d'ignames


Au Front on aime bien la littérature japonaise


Bruno L. adossé contre un pilier du "Paquebot" déserté me fit un signe de la main. Il tenait un petit livre dont la couverture montrait un guerrier japonais au strabisme prononcé.

Je connaissais L. depuis l'Université de Caen où il militait déjà au FNJ et suivait les cours de civilisation japonaise de Gollnisch.

"Akutagawa Ryûnosuke" me dit-il en brandissant le livre. "Dans le texte, cela va sans dire" répondis-je en le saluant. "Oui mais on trouve aussi de très bonnes traductions, celle de Mori chez Gallimard est excellente". "Je sais, je sais. Je me souviens vaguement d'une nouvelle ou un peintre assiste au sacrifice de sa fille brûlée vive, y trouve le modèle d'une réprésentation des enfers et se pend ensuite. C'est très léger, très badin".

"Arrête. Plus je lis ces histoires tirés du vieux fond littéraire japonais, plus j'y vois une légitimité de notre combat". "Vieux farceur, dis plutôt une consolation pour la raclée de ce soir!".

Du temps de nos études, il connaissait ma sympathie pour le CERES, la gauche du PS animée par Chevènement et Charzat. Depuis, le premier conseillait Royal et le second se livrait aux mascarades des baptêmes républicains. Et moi j'avais viré UMP.

"En tout cas nous n'avons pas en ce qui nous concerne de consolation à rechercher chez les classiques du Vide parfait".

"Ouich on peut dire que c'est le casse du siècle. A défaut d'avoir des idées, Sarkozy il sait voler celle des autres. Ton parti c'est pas un arbre qu'il devrait avoir pour symbole mais un coucou".

"Ouai bon. Tu disais quoi à propos de Ryûonosuke?".

"Bon tu connais l'histoire : un pauvre type, officier subalterne méprisé par ses collègues, ses supérieurs, ses subordonnés, trouve une compensation dans le désir jamais rassasié de pouvoir s'empifrer de gruau d'igname. Un grand ponte l'invite chez lui très loin de la caserne. En chemin il lui monte une sorte comédie où il attrape une renarde et ordonne à l'animal d'annoncer leur arrivée. Rendu au château le sous-off assiste à la préparation du gruau dans des chaudrons énormes. Il en vient à être rassasié avant même d'y avoir touché, au point de ne pas pouvoir avaler un bouchée du plat énorme qu'on lui apporte. Complètement affolé, l'apparition de la fameuse renarde lui sauve la mise, le maître des lieux ordonnant de servir du gruau à l'animal. Alors le pauvre type prend conscience de l'état misérable dans lequel il se trouvait jusque-là, méprisé par la terre entière et ne tenant que par son envie de gruau.

Akutagawa écrit “Libre de ne plus manger le gruau, Goi se sentit soulagé et les gouttes de sueurs de son visage se séchèrent peu à peu à partit du bout de son nez“.

"Oui je me souviens vaguement de tout ça. Et je crois même que la nouvelle se termine étrangement sur l'éternuement du type".

"Eh! Eh! Pas si étrangement que ça".

"Comment ça?".

"Et bien j'y viens justement". "Tu connais la tradition du koan chez les boudhistes zen?".

"Je crois oui, ces courtes histoires sans queue ni tête qui s'achèvent toujours par une sorte de révélation faite au disciple".

"Révélation? Pouah ! On est pas à Chretiens-Solidarité ici. Non je dirais plutôt aspiration vers le vide, vertige. Ce boulversement intérieur est provoqué par des riens : une question stupide, une exclamation, un bruit, un éternuement".

"Nous y sommes. Alors selon toi le pauvre Goi a une eu une révélation du type satori?".

"Oui si tu veux. Et ce changement qu'il a ressenti en lui, a été préparé".

"Par quoi?".

"Rappelle-toi. Juste avant ce boulversement, l'attention de tous était concentrée sur lui, puis l'arrivée de la renarde est venue le tirer d'un mauvais pas. Or dans la civilisation japonaise les renardes sont des créatures surnaturelle, ce sont des femmes qui se transforment animal, capable de rendre fous les hommes, des êtres qui assurent un passage, une communication entre le monde des vivant et autre chose au-delà. Bref des passeurs".

"Oui. Mais comment le fait de voir un renard laper un bol de gruau permet au pauvre type de dépasser sa condition?".

"Tu ne saisis pas? Le renard lui met sous le nez l'image parfaitement explicite de sa bassesse et de son ridicule. Le pauvre Goi se voit ainsi lui-même en animal lapant un bol de gruau. Et cette vision lui ouvre les yeux, le révèle à lui-même comme on dit chez Bernard Anthony. La renarde, animal passeur a parfaitement joué son rôle".

"Brillant. Mais Bruno, tu fais quoi dans ce parti de bras cassés?".

"Attends. Tu vas comprendre. En creusant cette lecture, je me suis dit que ça avait comme un goût de déjà lu quelque part. Et je me suis rappelé cette vieille histoire de Chrysippe le stoïcien".

"Racconte".

"Le vieux philosophe Chrysippe est assis sur un banc à Athènes par un calme soir estival. Il a posé les figues de son dîner à côté de lui sur le banc et se réjouit sereinement du plaisir qu'il aura à les déguster. La vieille servante lui apporte le vin pour accompagner son repas. Cependant un âne s'est approché du banc et s'est mis à manger les figues. Comme en effet l'âne lui avait dévoré ses figues, il dit en riant à la femme : “Donne maintenant à cet âne du vin pur pour faire passer les fugues“. En riant trop fort, il mourrut. C'est Diogène Laërce qui racconte ça".

"Je commence à voir le rapport".

"Oui. Là aussi on a un animal passeur qui montre au sage un image dérisoire de lui-même : un âne mangeant des figues. Le vieux Chrysippe a lui aussi une sorte de révélation brusque et de son néant, il en rit et il en meurt. Jusque-là le néant étant pour lui un thème de discours philosophique. En un instant c'est devenu une réalité qui "pèse rudement sur son âme".

"Très fort. Mais au fait. En quoi ces deux histoires sont-elles une raison de plus de rester avec le Borgne devenu myope et conduit pas une aveugle?"

"Bien trouvé, je la dirai à Martinez. Akutagawa a puisé sa nouvelle dans le vieux fond des contes écrits entre les XI et XIIIème siècles. Deux civiliations totalement inconnues l'une de l'autre ont su en des temps et des lieux différents décrire une même expérience humaine : le spectacle incongru d'un animal dévorant la nourriture qui était destiné à un homme. Et les conséquences de ce petit fait sont très semblables pour le Grec et le Japonais. Les deux hommes y ont vu une image de leur propre néant. Ces deux civilisations ont ainsi revélé sans le vouloir qu'il pouvait exister des exemples rares mais bien rééls d'une commune humanité sur certains points. Elles ne l'ont pas fait en prêchant les droits de l'homme, le métissage et l'unité du genre humain. Elles l'ont seulement suggéré de façon détournée à ceux qui sont capables de les mettre en parallèle.

Nos civilisations métisées, uniformisées font l'inverse : elle commence par poser l'existence d'une humanité commune à tous les hommes ayant les même droits. Elles vous forcent d'y croire sous peine d'être traité de nazi ou de raciste. Elles créent un être purement idéal détaché de sa terre, de sa culture de sa civilisation et devenu un simple support juridique pour les droits de l'homme un peu comme dans un parfum un fixateur retient une essence.

Ce faisant elle veulent supprimer toutes les différences de culture, de race, de coutume qui s'affranchissent de ce modèle. Et bien sûr elles détruisent tout ce qui permettait justement de porter un regard différent sur les hommes et de reconnaître parfois de rares mais troublantes similitudes émanant de système de valeurs différents.

Il a existé des Grecs et des Japonais pour être boulversés de façon semblable au spectacle d'un animal dévorant la nourriture qui leur était destinée. La différence radicale des deux cultures et leur rapprochement sur une petite expérience ténue : cela seul peut plaider pour communauté d'esprit et de sentiment.

"Tu sais que tu pourrais écrire les discours de Sarko toi? A propos tu votera quoi le 6 mai?"
"Au premier tour j'ai voté pour la vraie droite, au second je voterai pour la France"

On aurait donc une voix de plus.

4 commentaires:

  1. Oui mais qu'est-ce que le pauvre Yukio vient faire la dedans ?

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  2. C'est ce que je me demandais... sinon bien bel article, sacrés péripatéticiens...

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  3. Je savais pas quoi mettre.

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  4. Autre expérience métaphysique à rapprocher de celle de Chrysippe : celle de Maldoror au second chapitre du quatrième chant. De loin la parabole la plus dure à saisir des trois...

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