Il est vingt-deux heures, mai
s’évanouit dans juin qui s’insère dans juillet, et tu marches sur les grands
boulevards, terminant ta journée au moment où les putes commencent la leur sur
l’avenue Louise.
Tu étais le dernier au bureau, tu
as refermé ton ordinateur, tu as traversé les pièces vides pour éteindre les
lumières. Avant de t’en aller, avant de mettre en marche l’alarme et de fermer
la porte derrière toi, tu as pris un instant pour embrasser du regard ton lieu
de vie, l’open-space où s’égrène ton existence, et prendre la mesure de l’immense
et infinie dévastation d’une vie humaine qui s’écoule sous la
lumière crue des néons, au rythme des pages qui jaillissent de la photocopieuse, sur et parmi les tapis pleins, les plantes vertes funèbres et
desséchées qui achèvent de mourir dans l’angle de l’open-space, les lumières
éparses de la ville plongée dans l’obscurité.
Être là et compter ses défaites ;
heures mortes, journées vides, semaines anéanties.
Tu n’avais pas cru que cela soit
possible, et pourtant, ça l’est : cette déchirure qui chaque jour se répète,
cet anéantissement qui t’accompagne dès le matin, cette placide et insondable
catastrophe qui s’invite sur tes épaules abattues, ton dos courbé, ton cul qui
s’empâte dans ce fauteuil de bureau, dont le rembourrage a pris la forme de ton
postérieur.
Et le soir te voit, un
verre de whisky à la main, porter le regard vers le ciel bleu qui s’assombrit :
tu as le regard doux et apitoyé d’un agneau, le regard d’une bête que l’on
emmène, tes lèvres esquissent un faible sourire, un sourire vaincu, et ce n’est
que dans ces moment-là, ces heures silencieuses volées à l’incessant rouage
qu’est devenu ta vie, que tu parviens à contempler ton effroi. Tu es un feu qui s’éteint, une plaie anesthésiée à l’alcool
de prix. Un whisky tourbé quinze ans d’âge à septante balles la bouteille en
lieu et place de la bière bon marché que tu sirotais à l’époque où tu étais un
étudiant fauché et famélique : c’est là ta seule victoire, et ta seule
victoire est dérisoire.
A l’époque, tu étais
maigre, cagneux, désespéré, hautement abrasif. Tu pouvais gésir
des matinées entières dans un canapé défoncé, au milieu de canettes vides et de
livres à moitié lus, à te torturer l’esprit à propos de filles pour lesquelles
tu éprouvais des passions aussi violentes que fugitives. La vie était sombre,
exaltante, pathétique et désordonnée.
A présent tu t’empâtes,
ton corps a acquis une consistance à la fois molle et épaisse, le
résultat de trois années passées en allers-retours entre ton bureau climatisé
et la machine à café. Les affres, les exaltations, les chimères se sont
lentement évanouies, elles ont retraité à l’arrière de ton crâne, poussées du
coude par l’incessante cohorte des responsabilités, des deadlines, des reporting,
des phynances, des impôts, des emprunts, de l’abonnement à la salle de gym, des
meufs bien carriéristes qui te regardent comme un bilan comptable
(solvabilité ? taux d’emprunt ? perspectives de croissance ?), du
bide naissant, de la calvitie qui menace, des after-works qui offrent l’opportunité de rencontrer d’autres jeunes
professionnels et de développer son réseau dans une ambiance détendue et
dynamique, des dîners en ville où l’on parlera des mérites comparés de
l’Iphone 6 et du nouveau Samsung, de tes potes mariés qui sont devenus des
chats d’appartement, de tout cet insurmontable fatras qui, apparemment,
constitue l’âge adulte.
L’horreur. Tu la sens,
l’horreur ? Dans ta nuque raide, dans ton dos courbé, tes mâchoires
serrées, la tension nerveuse, le poids de la longue imposture, la crainte
constante d’être pris en traître, sur ton visage, au rythme de tes pas dans le
couloir, dans tes yeux éteints, dans l’empressement figé de ton sourire.
Imposture, nervosité, posture rompue de contrefait courbé sur ton bureau.
Travelling arrière sur fond de Vivaldi, ton corps immobile affalé devant ton bureau,
ton supplice librement choisi. Les regards craintifs et sournois de la
secrétaire quand tu arrives après neuf heures, infect petit troll geignard qui
ne vit que pour médire et dont les enfants, il faudrait tout de même le lui
signaler, ressemblent très nettement à des mongoliens, les tasses de café
fadasse et immonde que tu t’infliges chaque matin, le poids sur l’estomac
des sandwiches engloutis en vitesse, la torpeur qui envahit la journée à mesure
que passent les heures profitables que tu pourrais consacrer à de hautes et belles œuvres dont tu
ignores tout et qui continuent de t’échapper.
Tu rêvais de charges de cavalerie. Eylau, Borodino, Waterloo. Le
martèlement de dix mille sabots dans la terre meuble au creux de la plaine, les
immenses masses de cavalerie fulminantes qui disparaissent dans un creux de
terrain, on n’entend plus que la clameur, le martèlement sourd d’apocalypse,
puis les voilà qui réapparaissent, ivres de vitesse, hennissantes, furieuses,
fugitivement aveuglantes quand deux mille sabres dégainés étincellent au soleil
en même temps, armes au poing, les yeux fixés sur la proie, cette grande masse
informe d’infanterie qui se tient sur la colline, fusil au pied, forêt de
baïonnettes, regards inquiets ou déterminés tendus sous le shako. L’univers qui
retient son souffle.
Quelques fois, d’une
année à l’autre, tu as été à la messe, rue d’Artois, chez les Franciscains. Ce
n’est pas sans une espèce de gêne, comme un embarras, que tu es entré dans leur
église sombre et froide, aux murs de pierre noircis par le passage des siècles.
Tu t’es assis, tu t’es agenouillé, tu t’es levé, tu as murmuré les mots, les
psalmodies qu’il fallait au moment où il le fallait, tu as écouté les paroles
de l’officiant tu as dit la paix du Christ tu as placé tes mains devant toi tu
as pris l’hostie le corps du Christ tu l’as mangé tu as murmuré amen tu n’as
rien senti. Tu t’es escrimé, tu es revenu, quelques fois, de loin en loin, car
même si la cérémonie glissait sur toi, tu sentais confusément qu’il y avait
peut-être quelque chose, dans ces rites obscurs et ces sermons lénifiants,
quelque chose de secret et de supérieur auquel il te fallait accéder, un
mystère qu’il fallait percer, un voile à franchir pour être sauvé, tu épiais du
coin de l’œil les mines réjouies, ébahies ou niaises des paroissiens qui
chantaient à tue-tête que Jésus revenait, tu observais les familles, les
enfants en culottes courtes, les mères épanouies et sévères, la nuque
puissante, le crâne bien peigné des pères, leurs vestes élégantes, et tu les
enviais, à en crever, tu voulais à toute force devenir comme eux, et tu
croyais, confusément, que suivre religieusement la messe te permettrait d’y parvenir,
qu’à un moment le voile se déchirerait et que tu entrerais toi aussi à l’intérieur,
là où règne la joie et l’amour et la confiance. Tu ne voulais pas rester à
l’extérieur.
A l’extérieur tu es
resté, et bientôt tu as cessé de te lever le dimanche matin. L’église de la rue
d’Artois est rapidement devenu un vague souvenir, une résolution jamais tenue,
un chemin que tu n’emprunteras plus.
Tu as perdu la religion
de tes pères ; tu as aussi perdu leur tombes, leurs pierres, leur
géographie.
Tu erres à tâtons, tu
cherches à l’aveuglette des lieux qui t’échappent, réminiscence de souvenirs
d’enfance qui paraissent si lointains que tu crois les avoir rêvés. Une rangée
de tombes dans un cimetière flamand, couvertes de mousse, laissées à l’humidité et à l’indifférence du temps qui recouvre tout ; une succession de
pièces vides, froides comme la mort, un soir de décembre,
de longs couloirs sombres qui ne mènent nulle part, et ta lampe-torche qui se
promène sur les portraits d’ancêtres oubliés, blasons noircis, arbres morts,
figures mortuaires, cires sépulcrales, vieux murs que personne ne peuplera plus.
Tu n’as plus ni temples ni tombes : tu es l’homme moderne.
2 fois "famélique" en deux phrases ça fait un peu lourdingue le style quand même, peut mieux faire.
RépondreSupprimerOn observe effectivement cette récurrence.
SupprimerC'est très grave.
La Syrie offre encore de l'aventure. Y as-tu songé ?
RépondreSupprimer@Grinchouille : boude pas ton plaisir. Ce texte est beau, point barre !
ou, moins loin, un week-end à la Courneuve.
SupprimerOui, très beau texte.
Carine
Pas mal du tout.
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