2 septembre 2011

Pur et impur



Il est de plus en plus courant de rencontrer de ces gens qui consacrent une attention particulière à ce qu’ils ingurgitent, qui entretiennent une ou plusieurs lubies alimentaires et font des manières sur le menu : ils nous préviennent qu’ils ne mangent pas de ceci ou de cela, emmerdent le vendeur pour connaître la composition exacte du sandwich, s’il contient de la sauce et ce que cette sauce contient… Adeptes du bio, du frais, de la santé, amoureux d’un régime précis, fanatiques de l’hygiène, obnubilés par la traçabilité de l’assiette, déchiffreurs d’étiquettes sur les paquets alimentaires...


Ce n’est pas seulement mon constat, c’est aussi celui de médecins qui commencent à être confrontés à des cas « d’orthorexie » : c’est le nom qu’ils ont trouvé pour désigner ce nouveau rapport pathologique à la nourriture fait d’un contrôle trop strict, d’une discipline anormalement raisonnée et souvent pas raisonnable du tout. Nouveau, non pas en tant que tel : la maladie était jusque-là bien connue chez certains individus à la marge, adolescents, fragilisés… Nouveau du fait qu’elle touche désormais des catégories plus éduquées, plus intégrées économiquement et socialement. Le végétalien, l’obsédé du bio, n’est plus nécessairement un chevelu militant écolo à bonnet, mais peut à l’occasion être avocat, la quarantaine, jouant au tennis le dimanche, ou encore une mère de famille aisée et épanouie qui vit formidablement depuis qu’elle s’est installée à la campagne.


Ce qui explique facilement cette mutation, cette contagion, c’est l’installation durable d’un climat favorable. A la faveur d’un renversement, d’une inversion des valeurs, ce qui hier était perçu comme maladif - cet attachement excessif à la pureté alimentaire comme pureté de soi, est devenu socialement accepté dans le nouveau monde bobo-bio, vivant au rythme des campagnes de paranoïa publique de la vache folle, du concombre tueur, du fumer tue, du manger-bouger.fr et autres cinq fruits et légumes par jour.


Dans ce monde-là, les manies alimentaires sont normalisées, le pinaillage bienvenu, l’obsession encouragée d’apercevoir le monde sous l’angle propre/sale, pur/impur, sain/malsain... « Je mange pur donc je suis pur ». A quoi on pourrait ajouter « je pense pur », « je parle pur », car ce régime scrupuleux va au-delà de l’assiette et s’applique aux nourritures spirituelles, à la pensée, aux opinions, que l’on rejette en bloc quand elles sont « nauséabondes », voire même aux gens qui peuvent être déclarés « infréquentables » et doivent alors disparaître sur le champ de l’espace public, du plan de travail de la cuisine...


Une religion en chasse une autre. Car il est amusant d’observer que ce rapport à la souillure, au propre et au sale, cette autodiscipline alimentaire et hygiénique qui a rattrapé la société civile et laïque, était jusque-là l’apanage du religieux. A l’origine de bien des livres sacrés, il y a, peut-être plus encore que la soif de divin, ce besoin de règles de salubrité à l’usage de populations du désert, de code civil hygiénique, social, alimentaire... Ce qu’il faut faire et ne pas faire, manger et ne pas manger, toucher et ne pas toucher. Et c’était d’ailleurs le progrès du christianisme de rompre avec cette vision « magique » du pur et de l’impur.


La spécificité de Jésus, son « petit + » par rapport aux autres prophètes qui secouaient les principes du judaïsme orthodoxe à son époque, c’est justement l’idée qu’il n’y a rien de pur ou d’impur en soi, que la pureté ou la saleté ne résident pas dans une chose ou une personne, qu’elles ne sont pas dans ce que l’on dit ou ce que l’on mange, mais dans le cœur et les intentions de celui qui les manipule. En vertu de quoi, une pute ou un lépreux pouvaient à ses yeux toujours gagner leur rédemption et s’avérer plus « purs » que l’hygiéniste pharisien, le cul-béni, ou celui qui a mangé bio-casher tout comme il faut…


En cela le christianisme ressemble à une religion plus mature, du moins plus moderne que d’autres : parce qu’il contient en lui-même son propre dépassement, en promettant le ciel non pas à celui qui applique ses mille-et-une règles à la lettre, mais à celui qui en a pénétré l’esprit et en fait un usage libre. En cela notre modernité a de plus en plus les attributs d’une religion archaïque : parce que le salut et la liberté qu’elle propose ne s’atteignent qu’au prix d’un régime strict, conçu pour estomacs fragiles, balisant de ses règles scrupuleuses l’étroit chemin à travers le jardin d’épines, d’immondices, de choses impures et interdites.


1 commentaire:

  1. Très bien vu.

    Et comme par hasard, cette obsession alimentaire chez les bobos se manifeste juste au moment où déferlent les casse-couilles du hallal.

    A ce sujet, vous noterez que la première réaction des "misilmons" quand un commerce occidental se met au hallal, ce n'est pas de s'en féliciter, mais de se scandaliser : évidemment, la marque X prétend faire du hallal, mais en réalité ce n'est pas du vrai hallal, du pur de chez pur et du dur de chez dur, ces gens-là ne cherchent qu'à se faire du pognon sur le dos de la "religion", c'est encore le pauvre misilmon qui se fait exploiter, humilier et foutre de sa gueule, etc.

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