25 février 2011

Argent de poche

Dès que les lumières se sont allumées, je me suis tourné vers Nadia. Elle fait de l’intérim elle aussi. Dans le noir, on avait déjà pu discuter, mais maintenant je découvre à quoi elle ressemble. Elle est pas mal. A se demander ce qu’elle fout ici. Elle ne m’a pas regardé tout de suite. Trop impressionnée par ces rangées humaines accumulées devant nous, qui applaudissent à tout rompre. Faut dire qu’il y a de quoi flipper quand c’est la première fois.

En me penchant, je peux voir les autres aussi : toute une ribambelle à être ligotés aux fauteuils. On est nombreux, ça ne va pas être facile. On reste un petit moment comme ça, dans un brouhaha du diable, et puis ça commence : un rayon de lumière tombe pile à l’endroit où Laurence Bolino fait son apparition.

« Bonsoir ! Et bienvenue à Déééélit de Faciès ! ».


Tonnerre d’applaudissements. Puis presque magiquement, le silence s’impose. Laurence Bolino parle mais d’ici on n’entend qu’un magma sonore informe et amplifié. A côté de moi, Nadia semble enfin se rappeler que j’existe :

« On s’échange nos numéros à la fin ?
- Bien sûr. T’es sur Paris ?
- Pas loin. On pourrait aller se boire un verre après.
- Après j’peux pas : je vais chercher Sullivan à l’école. »

Les mots indistincts de Laurence Bolino couvrent notre conversation. Bientôt un jingle tonitruant résonne dans le studio. Je l’aime bien Laurence Bolino. Elle ne fait pas toutes les merdes que font les autres. Elle a un côté décalé.

Ça y est, je crois que le jeu est lancé. Suspendue au bout d’une énorme poutrelle, l’impressionnante mécanique de caméras et de câbles fait son entrée ; elle glisse latéralement jusqu’à Laurence avant de revenir plus lentement vers nous, en « traveling », marquant une pause subreptice devant chaque candidat. Avec ces sièges énormes et ces attaches, je les vois mal : je ne peux avancer la tête que de quelques centimètres.

La personne assise de l’autre côté de Nadia est une femme obèse, en robe verte. Elle transpire comme un veau sous les spots. Encore à côté, je crois voir un moustachu. Après je ne sais pas.

Laurence s’est arrêtée de parler. Depuis quelques secondes, une sorte de musique d’attente s’est mise en route. Je crois qu’il n’est pas trop permis de discuter à ce moment fatidique. La caméra fait des allers et venues devant nous tandis que derrière les lourdes grilles, le public tripote des boîtiers fixés aux accoudoirs. Le temps de vote est bientôt terminé. On va connaître le gagnant.


« Whaa le trac ! Pas toi ? ». Nadia, dans l’expectative, a les yeux qui brillent. Elle est jolie, je ne sais pas ce qu’elle espère gagner. 

Fin du chrono. Le plateau bascule dans l’obscurité et le résultat tombe : un projecteur jette une lumière violente sur le vainqueur : c’est le moustachu ! 

« Putain l’enculé », s’exclame Nadia à côté de moi. 

Dans le public, la joie s’additionne à la déception dans un seul et même hululement. Laurence Bolino, sans attendre, tire la manette. Le siège du moustachu s’enclenche sur des rails qui mènent au centre du plateau. Propulsé brusquement, comme aspiré, le fauteuil vient cogner contre un butoir en fin de course, détachant, par le choc, des perles de sueur au front du moustachu. La musique s’est tue. Les rires et les applaudissements aussi. L’heureux gagnant paraît seul dans un rai de lumière au milieu de l’obscurité. Il reste tétanisé quelques secondes, hésitant entre sauter de joie ou rester neutre comme on nous l’a demandé. L’animatrice l’inspecte et commence à le questionner.

« Vous vous appelez ?
- Luc, répond-il un peu benêt.
- Luc… répète Laurence Bolino un sourire en coin. Luc… Vous êtes content de vous Luc ? »

Luc n’a pas le temps d’aller au bout de son hésitation que Laurence reprend, alternant sourire et sévérité : « Vous êtes content de vous, Luc ? Non parce qu’ici tout le monde vous déteste ! »

Le public est aux anges, parcouru de rires, d’émotions, de hurlements... « Ici tout le monde vous hait même, si on en croit les résultats ! Votre trogne a mis d’accord plus de 30 % du public ! Une personne sur trois ici ne veut pas piffrer votre tronche ! »

Le public est surexcité. Beaucoup rient, certains commencent à perdre prise et à lancer des insultes. « Et je ne compte pas les SMS qui vont dans le même sens ! » Laurence marque un répit et se tourne vers la caméra : « Vous ! Avez-vous donné votre avis sur Luc ? Il est encore temps de nous dire ce que vous pensez de lui au 62 008 »... Luc reste intimidé, ou fasciné. Il garde impeccablement le silence. Laurence revient à lui : « Dites-moi Luc… Vous pensiez vraiment pouvoir échapper à la sentence ? Franchement, avec ces lunettes à la con et cette moustache d’abruti ! »

Laurence lui tourne le dos comme pour s’en aller puis fait brusquement volte face : « TU PENSAIS PAS GAGNER, ESPECE DE CONNARD ? » Je ne sais pas si c'est du chiqué, mais ça y est, Bolino nous fait son numéro ! Excellent ! Dents sorties, elle semble authentiquement à bout de nerfs, hors d’elle, aussi professionnellement que les autres soirs. L’audience jubile. A côté de moi, Nadia ne regarde même plus le spectacle. Dégoûtée d’avoir perdu, elle attend la fin pour rentrer chez elle.


« Ah je crois que le public ne s’est pas trompé, ordure ! C’est pas tous les soirs qu’on en reçoit, des groins comme le tien ! Hein, le GROIN ! » En criant ces mots, elle saisit le nez de Luc et l’écrase. Il hurle et cette fois les insultes pleuvent du public. Les chauffeurs de salle contiennent difficilement l’excitation des spectateurs. On entend scander des « moustachu tête de cul ! », ou certains demandent « et la grosse en vert ? ». Luc tient son nez. Laurence semble revenue au calme. Elle balaie la salle d’un regard, comme l’empereur qui doit accorder ou non la grâce au gladiateur agonisant. Puis elle plante ses yeux dans ceux de Luc et prend une mine dépitée : « mon pauvre Luc, vous êtes vraiment un sale con ! » Elle regarde le bougre de toute sa hauteur et finit par lui détacher une claque, minuscule, dédaigneuse, qui résonne comme une goutte. Une petite claque comme si ça ne valait même pas la peine... Et comme si la claque avait activé une commande, le siège du moustachu repart aussitôt vers une sortie latérale.

Le public explose d’acclamations pour son animatrice fétiche. Le siège, à pleine vitesse, cogne une fois encore contre un butoir. Les attaches s’ouvrant au même moment, Luc fait un roulé-boulé au sol. Il se relève et gagne une fosse, sous les gradins, tandis que le public lui jette des gobelets et essaye de l’empoigner à travers les grilles... Là, un stagiaire du staff l’attend, serviette et verre d’eau apprêtés pour lui. Ils disparaissent tous les deux dans l’obscurité.

Laurence n’a fait attention à rien de tout cela : elle a déjà repris son micro pour conclure l’émission, remercier le public, et nous demander de rentrer chez nous. « Putain mais le bâtard ! », se lamente Nadia en détachant les sangles du fauteuil. « 350 euros en dix minutes, tu le crois ça ? ». Et elle se barre sans qu’on échange quoi que ce soit. Moi, je reste : il y a un buffet gratuit offert par la prod’ à tous les candidats. 350 euros… Elle a raison : Luc empoche 350 euros ! On touche tous une indemnité mais Luc, lui remporte 350 euros. Je vous jure ! Y’en a vraiment qui se font pas chier !

3 commentaires:

  1. Pas mal du tout, merci !

    RépondreSupprimer
  2. Un exploit ! tu réussis à être condescendant dans ton com sur l'article sur Céline ET à nous fournir ici la preuve écrite de ton insignifiance. Tout ça en moins de 24H !...

    RépondreSupprimer