20 novembre 2009

Exercices de Pornologie



La Cité Perverse (Denoël) est le magistral dernier ouvrage de Dany Robert-Dufour (DRD) qui clos la trilogie sur le libéralisme entamée par "L'Art de réduire les têtes" et poursuivie par "Le Divin Marché" (toujours chez Denoël).

Sous-titré "Libéralisme et pornographie", le nouvel opus de DRD est aussi le plus fouillé et le plus précis car il opère un véritable travail d'archéologie sur l'emprise libérale par laquelle nous sommes passés de St Augustin à Bernard Madoff via la résurgence du Marquis de Sade.



C'est avec une peinture de Félicien Rops "La dame aux cochons- les Pornokrates" que DRD illustre son oeuvre et son propos puisque, pour lui, le libéralisme consiste à une véritable libération des concupiscences, ou plutôt des libidos pour reprendre St Augustin (qui inteprétera les dires de l'Apôtre Jean): la libido sciendi, désir de connaissances, la libido sentiendi, désir sensuel, et la libido dominandi, désir de dominer. Ces "passions" toutes contenues au sein de la fameuse epithumia platonicienne sont devenues l'alpha et l'omega de nos sociétés en instaurant un véritable fonctionnement pervers à la cité mais également au sujet humain.

Pour réaliser une telle entreprise, il a fallu un véritable renversement de la métaphysique occidentale. Cette "révolution" libérale partirait, selon DRD, d'un mauvais usage de St Augustin et de son amor dei/amor sui exposé dans la Cité de Dieu, en effet ce sont les prétendus "élèves" de St Augustin, les jansénistes, mais également leurs cousins puritains, qui vont réhabiliter l'amor sui ou amor privatus et instaurer le règne du divin égoisme.

C'est bien la figure du philosophe Pascal, prototype du "pervers puritain", qui sera le véritable inspirateur du libéralisme. Avec moults détails palpitants, DRD resitue Pascal comme celui qui a réhabilité les passions égoistes, d'une part par son existence même (il sera un entrepreneur avisé avec le projet de la Pascaline et ses coups fumants avec le Duc de Roannez) mais également son oeuvre comme le fragment 106 de ses Pensées: "La grandeur de l'homme, c'est d'avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre" qui remet l'amour de soi, le "self love" au centre de la providence divine. Ses disciples de Port-Royal comme Pierre Nicole puis les puritains réaffirmeront ce principe de primauté du moi comme source d'harmonie cosmique, Pierre Nicole ira jusqu'à célébrer la cupidité de l'homme dans des textes aux relents mandevilliens.

Les lecteurs du "Divin Marché" retrouveront dans cet ouvrage, les Lumières anglo-saxonnes (par opposition aux Lumières allemandes de Kant), celles qui ont donné naissance à Mandeville et à Adam Smith... Ces Lumières, influencées par Pascal, La Rochefoucauld, Claude Nicole et les jansénistes (Mazarin voyait dans les jansénistes des "calvinistes rebouillis") mettront un point d'honneur à mettre en place un système qui feront des intérêts privés conjugués, le dessein d'une volonté divine (pour Smith) et des vices privés, une vertu publique (pour Mandeville).

Mandeville (l'homme du diable qui était aussi une sorte de protopsychanalyste) demeure tout de même celui qui a jeté les bases de la Cité Perverse en faisant des vices le fondement de tout un système métaphysique. Cette libération totale des passions sera ainsi l'axe fondamental de la philosophie de celui qui poussera à l'extrême le raisonnement libéral: le Marquis de Sade.

Sade, l'embastillé, le rénégat, l'aristocrate dépravé, peut être considéré de nos jours comme le "Saint" Père de nos sociétés pornographiques contemporaines... L'auteur des "120 journées de Sodome" n'était pas fasciste comme pouvait le croire Pasolini mais bien ultra-libéral ou néolibéral dans le sens où ce dernier cherchait à tout prix à "lever les tabous" et à faire de la jouissance un impératif catégorique. Ce renversement d'une philosophie puritaine vers une philosophie "putaine" s'est illustré par un remplacement d'un ordre moral fondé sur la repression des pulsions (comme l'a montré Marcuse) par un ordre (a)moral exhibitionniste, égotiste et centré sur les passions tristes.

DRD pointe bien sûr les classes dirigeantes ou "hyperbourgeoises" comme l'avant-garde de ce mouvement pervers sadien et impute au neveu de Freud, Bernays (voir article de Paracelse), le retour du Marquis de Sade, à la faveur de la Crise de 1929 et au besoin de relancer la machine capitaliste via la pornographie (épisode publicitaire des "torches of freedom" et création de la Pin-Up ou comment les femmes et le vice sont venus au secours du Grand Capital). Après 27 ans d'enfermement et près de 200 ans à moisir dans les bibliothèques, Sade tenait enfin sa revanche et les oligarques pouvaient se débarrasser une bonne fois pour toutes de cette risible "common decency" du Peuple (avec l'aide précieuse du lumpenprolétariat).

Notre époque est celle du Sade "décomplexé", du vice transformé en vertu, celle du règne du plus cynique et du plus "malin" . Elle est également, et, ce n'est pas paradoxal , celle du pervers puritain (les Etats Républicains aux USA sont selon une étude les plus gros consommateurs de porno on line, on arriverait aux mêmes résultats avec les théocraties du Golfe). La montée de la perversion ordinaire au sein de nos sociétés pornographiques, l'absence de principe de régulation morale kantienne expliquerait les nombreux passages à l'acte (traders, pédophiles, tueurs de masse ou en série), quant aux bons vieux névrosés, ceux de l'ancien monde, ils se réfugient dans la dépression. C'est là que les conclusions de DRD rejoignent celles de Muray qui parlait de notre époque comme celle de la désaliénation totale.

DRD pressent en outre, que Marx n'avait pas lu Sade, puisqu'il ne s'est jamais interrogé sur l'économie libidinale (peut-être l'objet d'un prochain livre pour DRD), même si les intuitions du vieux Karl, sur le fétichisme de la marchandise, étaient, elles, bien trouvées.

Par ailleurs, plusieurs écrivains comme Blanchot, Bataille ont essayé de déminer le mystère Sade selon DRD sans pour autant en décrypter le message fondamental centré sur la libération du moi et la création d'un sujet alexithymique.

La conclusion de cet ouvrage est relativement pessimiste, et avance la possibilité de la fin de la civilisation dans une "impasse Sade", un monde dans lequel l'homme ne serait qu'un automate asservi par le "Jouis!" des trois libidos, un monde sans vergogne condamné à s'autodissoudre.

Pour plus de développement sur cet ouvrage, on ne saurait vous conseiller d'écouter l'émission avec Philippe Petit ici ou les extraits vidéos sur cet excellent blog.




13 commentaires:

  1. Mais "l'impasse Sade", quelque part, c'est pas un détournement de Sade ?

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  2. Franchement je ne vois pas le rapport entre pornographie et libéralisme, la première est liée à l’obscénité des images et a quelque accointance avec l’Antiquité romaine, elle énonce que le sexe est lié à la mort, c’est là qu’intervient Sade, mais comme peintre de l’homme souverain, de l’homme d’après la mort de Dieu déjà. Le sexe, le récit, la mise à mort et la souveraineté c’est le quadrilatère de Sade, il dit qu’on tue par l’ouie, la vision, le geste et la parole et qu’il n’y a de jouissance que de la mort et de la souffrance infligées à autrui.
    Pour ce qui est de Pasolini, je vous rappelle qu’il a qualifié de nouveau fascisme la société qu’il voyait naître et c’est cette société qu’il met en scène dans Salo, une société où de vieux jouisseurs aidés de quelques bourreaux immolent la jeunesse sur les bûchers d’une illusion celle de l’émancipation des tabous.
    Dans les théocraties musulmanes, il n’y a tout simplement aucun accès à la pornographie on line, elle est censurée.
    Pour finir on ne peut en aucun cas confondre Mandeville et Smith. Pour Mandeville les vices privés ce sont l’égoïsme et la poursuite effrénée de ses intérêts, pas la pornographie. Hume, autre libéral, a repris le chantier et montré que l’homme n’était pas égoïste mais partial ainsi que porté aux délires d’interprétation si bien que des institutions étaient nécessaires afin de canaliser les passions et construire une société. Quant à Smith, son anthropologie repose sur le self-love, l’homme est sans doute égoïste mais son narcissisme passe par la relation spéculaire aux autres, disons le miroir dans Blanche-Neige : le dis-moi que je suis la plus belle suppose l’opinion donc la foule et le marché n’est pas une institution destinée à libérer les désirs mais au contraire à vaincre le mimétisme délirant de la foule, son idolâtrie, par un réseau d’intérêts croisés dont Smith espérait qu’il produirait, via la main invisible, une situation optimale pour l’ensemble des membres d’une société.

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  3. Tous les inconscients aiment la force, le pouvoir de nuire et de tuer. Le pouvoir de meurtre, secret de séduction chez Sade ?

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  4. C'est pas bien nouveau. C'est même assez rabâché. Un exemple:

    http://www.lemagazine.info/?Interview-Charles-Melman

    Même qu'une médiatique tête de gland en a fait jadis ses choux gras sur les plateaux télé. Depuis le flan est tombé encore plus bas, mais bon on va pas le plaindre ...

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  5. Net et sans bavure20 novembre 2009 à 17:58

    "Dans les théocraties musulmanes, il n’y a tout simplement aucun accès à la pornographie on line, elle est censurée."

    Doit bien y en avoir un des deux qui se plante pourtant. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai comme dans l'idée que c'est pas celui qui reprend la figure du "pervers puritain".

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  6. @ Babouchka

    Charles Melman, J-P Lebrun et Dany Robert-Dufour appartiennent à la même école psychanalytique lacanienne (un autre spécialiste de Sade)

    Le dernier ouvrage de Melman sur la Nouvelle Economie Psychique rejoint à bien des égards le diagnostic de DRD.

    @ Memento Mouloud

    La pornographie online n'est pas censurée à Dubaï ni en Arabie Saoudite:

    http://www.mininiouze.com/Arabie-Saoudite-Les-portables-fans.html

    La figure du pervers puritain est valable pour l'Islam.

    On est pas sur la même ligne en ce qui concerne le porno: pour DRD, la porno-graphie c'est mettre en avant, mettre en scène ce qui ne s'expose pas en public.

    Smith (cf. Michéa), Hume (cf les travaux de Deleule), Mandeville appartiennent au même courant des Lumières, on pourrait rajouter à ce courant Pierre Bayle... si Smith se considérait comme un moraliste, sa théorie du self love pléonexique n'a cessé de dissimuler le principe pornographique Mandeville, tout comme Mandeville se laisse parfois aller à un certain puritanisme (préface de la Fable des Abeilles) c'est le noeud de la pensée perverse-puritaine.

    La conversion mandevillienne du vice en vertu, la main invisible du Marché, la théodicée leibnizienne où le mal se convertit en bien sont issues de la même matrice.

    @ Lestat

    On peut difficilement se farcir l'ensemble de l'oeuvre du marquis sans aller vomir un coup:

    http://www.sade-ecrivain.com/

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  7. @ Jacko

    Je n'en doutais pas une seconde. L'idée c'est bien de savoir raison gardée.

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  8. @Baboushka

    Comment dire... On se connait ?

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  9. J'ai lu que la philosophie dans le boudoir. J'avais trouvé ça délectable moi...

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  10. J'ai souri à la lecture de ce billet.

    Certains "intellectuels" français sont décidément très amusants.

    Oh oh oh !

    Grâce à eux, nous ne manquerons pas de sujets palpitants sur lesquels gloser au coin du feu.

    Bon, c'est pas le tout, mais là, c'est bientôt Catch Attack !

    Clarence, supporter of the Cryme Tyme

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  11. Exact c'est pas pour rien que l'on mettait Pascal sur les plus gros billets (ça avait de la gueule au moins).

    "Money, money, yeah, yeah"

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  12. Eh bien moi je trouve le livre remarquable et l'article ci-dessus tout aussi remarquable.

    Ca fait bien longtemps que j'ai compris que le militant libéral converti les foules populaire en brandissant un DVD porno aussi surement, et avec autant d'aveuglement, que le garde rouge qui brandissait autrefois le petit livre rouge.

    Ce n'est tout de même pas pour rien que les USA et leurs satellites d'Europe Centrale, du sud-est asiatique et d'Amérique latine sont les principaux producteurs de pornographie ; tout en se drapant dans le voile de la pudeur et du puritanisme hygiéniste.

    Libéraux puritains ! En fait, puritanisme et pornographie sont les deux faces d'une même monnaie frelatée qui vise à tuer le sexe amoureux. N'avez vous jamais, un soir de lassitude, éprouvé la sensation que la pornographie tuait VOTRE désir ? avouez le ! La pornographie réussira, d'une certaine façon, ce que Orwell prophétisait dans 1984 : supprimer l'orgasme. Certes, nous aurons toujours des jouissances ananistes et les flash qui y sont associés. Mais seuls devant notre écran, ou dans quelque orgie déhumanisée, nous ne partagerons plus avec personne notre jouissance, nous ne jouirons que sur des objets... et il ne nous restera que le dégoût. C'est ça que veulent les puritains et les pornographes : le dégoût du sexe, la mort de l'amour physique entre personnes.

    Bien le bonsoir et bons plaisirs.

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  13. le meilleur livre au monde : les 12O journees de sodome.tit

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