17 novembre 2009

Entretiens républicains avec Philippe Arondel (vol.2)


Deuxième partie des entretiens accordés par l'intellectuel "républicain", Philippe Arondel, auteur de "L'Impasse libérale" (Desclée), "L'homme-marché" (Desclée), de "Gouvernance, une démocratie sans le Peuple" (avec Madeleine Arondel-Rohaut chez Ellipses) ou de "La Pauvreté est-elle soluble dans le libéralisme?" (Belin). Passionnant et vivifiant, la République serait-elle toujours révolutionnaire comme le disait Mendès?




ENTREVUE AVEC PHILIPPE ARONDEL : "LA REPUBLIQUE, UNE SOURCE D’INSPIRATION POUR L’EUROPE PUISSANCE."

Q1 Philippe Arondel bonjour, depuis 4 à 5 ans les chercheurs redécouvrent comme par magie les vertus d'auteurs républicains jusqu'ici méconnus comme Célestin Bouglé (Alain Policar), Léon Bourgeois (Marie-Claude Blais), Pierre Leroux (Vincent Peillon) afin de rémédier à la crise de la social-démocratie de plus en plus manifeste. La recherche d'une troisième voie passe-t-elle par un retour au XIXe siècle?


Philippe Arondel : La redécouverte de ces auteurs, quelque peu "maudits" par les temps qui courent, illustre à merveille, à mon sens, le désir de renouer avec toute une famille d'esprit ayant eu le courage de rejeter ,d'un même mouvement critique et fondateur, les errements idéologiques du marxisme ossifié et du libéralisme doctrinaire sans patrie. A leur époque, alors que faisait rage une "guerre des idées" féroce, ils eurent la témérité de penser une "autre" économie politique fondée sur le refus, clair et motivé, des mythologies nihilistes de la lutte des classes et du capitalisme débridé. A bien des égards, ce choix nous "interpelle" vigoureusement, comme on aimait à le dire dans un après-68 ouvert sur tous les possibles, dans la mesure où il s'inscrit, avec toute la force d'une utopie concrète, à hauteur d'homme, dans les marges d'une histoire "officielle" du mouvement ouvrier...écrite le plus souvent par les tenants d'une vision du monde étroitement marxiste-léniste ou gauchiste. Alors que certains "gardes rouges" mal repentis voudraient, dans une démarche désespérée et absurde, nous faire reconvoler en justes noces avec la nostalgie d'un monde d'hier, pour reprendre une formule de Stefan Zweig, où la haine de classe était au coeur d'un vaste projet d'ingénierie sociale liberticide et mortifère, la reviviscence du républicanisme social signe le grand retour d'une pensée progressiste attentive tout à la fois aux libertés individuelles et au souci de l'égalité économique, sur fond de réinterprétation subtile de l'esprit des Lumières.

Q2: L'introuvable troisième voie serait donc républicaine? En quoi le principe de solidarité, ou le républicanisme social pourraient s'avérer une réponse à la mondialisation? Comment faire primer l'intérêt général sans verser dans le collectivisme ou l'égalitarisme niveleur et paresseux? Comment garantir les libertés sans tomber dans le chacun pour soi ou l'égotisme libéral? En somme, comment révisiter ces Lumières parfois aveuglantes (Régis Debray) sans sombrer dans la réaction?

Philippe Arondel: Je crois que l'on peut et doit résumer la véritable question à se poser de la manière suivante: comment articuler politiquement, positivement, en évitant toutes les mythologies contre-productives, le marché, les libertés politiques, l'Etat protecteur...et le sens des solidarités sociales.Pendant longtemps, sous l'influence stérilisante d'une dogmatique marxiste d'essence stalinienne, l'on a poursuivi le rêve- ou plutôt le cauchemar- d'en finir avec la liberté économique...au nom de la nécessité historique et de la lutte contre inégalités. On ne dira jamais assez combien ce désir délirant a contribué à la naissance d'un des plus odieux totalitarismes- le communisme incarné- que la planète ait connus. Le fameux socialisme réel, dont certains faisaient encore il y a peu de véritables gorges chaudes, s'est révélé, dans la pratique, comme l'exemple le plus avéré de "l'horreur économique", sur fond de stratification sociale digne de l'Egypte ancienne ou des castes indiennes.La victoire de Lénine et de Staline, ce fut celle de l'oligarchie militante du parti communiste sur un "prolétariat" réduit à sa plus simple expression physique et intellectuelle, sur un peuple russe détruit de l"'intérieur"pour en faire l'outil d'un faustisme productiviste insensé.Il faut lire et relire les superbes analyses d'un Nicolas Werth- et notamment celles qui structurent son dernier livre intitulé "L'ivrogne et la marchande de fleurs"- pour comprendre ,presque physiquement ,que le communisme, adulé encore aujourd'hui par les" intellectuels organiques" chers à Gramsci, s'apparenta à une formidable entreprise d'exploitation du salariat russe et à une démarche systématique d'éradication de son histoire intime, de ses espoirs de libération.Face à tous ces fantasmes , quasi criminels, de table rase, un certain républicanisme se présente ,tout au contraire, comme l'expression d'un combat pour la mise en place d'un ordre social original où le libéralisme politique côtoie harmonieusement une économie humaine réglementée, où la liberté individuelle ,strictement protégée, n'empiète jamais sur le domaine d'une justice sociale reconnue comme un impératif majeur.Si l'on ajoute que cette recherche "progressiste" ne dédaigne pas- c'est un euphémisme- se référer à la nation, à sa dynamique de médiation vers l'universel, l'on reconnaîtra aisément que celui-ci a tout pour déplaire à notre intelligentsia installée, qui conjugue allègrement- ce n'est pas un jeu de mot!- libéralisme anglo-saxon et néo-gauchisme marxien...séduit par le "général intellect"suscité spontanémént, dixit Toni Négri, par le grand capital en sa phase mondialisée.

Q.3: Pourtant la Nation apparait le plus souvent comme une sorte de vieillerie à remiser dans le salon des antiquaires des idées tout comme le concept de peuple ou d'ouvrier semble avoir pris du plomb dans l'aile avec une crise favorisant l'égoisme social... Les "luttes" actuelles (Conti, Nortel, Caterpillar) n'ont que très peu à voir avec la révolte des Canuts et de son lyrisme des barricades "Vivre en travaillant, ou mourir en combattant " , elles constitueraient plutôt la marque d'un désenchantement ultime du prolétaire, pourquoi un tel changement dans les mentalités ouvrières?

Philippe Arondel: Contrairement à ce qu'une Vulgate convenue essaye de nous faire croire, la nation, dans sa version émancipatrice, n'a rien d'un archaïsme repoussant. Elle reste, bien au contraire, la seule possibilité offerte à la démocratie de se constituer en une véritable communauté politique, de s'incarner dans l'histoire. Comment imaginer une citoyenneté qui n'aurait rien à voir avec un quelconque enracinement national, un territoire strictement délimité? Comment imaginer que l'on pourrait, du moins à vue humaine, susciter une citoyenneté "alternative", en quelque sorte hors sol, coupée de toute idée de peuple? Poser la question, c'est y répondre, tant, notamment dans une "aventure"émouvante comme celle de la France, il y a symbiose étroite entre un espace géographique, une histoire, un régime politique...et un discours idéologique précis renvoyant, par-delà le bruit et la fureur des batailles politiques, à un socle idéologique commun faisant la synthèse entre le christianisme, la tradition gréco-latine et le républicanisme à connotation spiritualiste. Il me semble que la saga des Canuts- une courte saga "snobée" finalement par tous ceux qui militent, qu'ils soient libéraux ou marxistes, pour un affrontement de classe sans fin- est révélatrice de ce souci d'une troisième voie nationale s'efforçant de transcender par le haut les inévitables contradictions sociales, de "mixer", en un discours décoiffant, des apports doctrinaux d'apparence hétérogène tous dédiés à la libération du travail...dans le respect du jeu des acteurs sociaux.

Q4: Vous êtes donc en accord avec la notion de démocratie souveraine exposée par Jacques Sapir... les fédéralistes et les ultralibéraux veulent en finir avec la nation mais aussi avec le libéralisme tempéré par la République d'antan, celui du petit-bourgeois (Jacques de St Victor) ou de républicains modérés comme Alfred Fouillée ou Henry Michel, quelles leçons pourrait-on tirer de ce "moment républicain" (Spitz) pour l'avenir?

Philippe Arondel: Ce que le "bouclier" de la nation a de stratégique- et on le mesure chaque jour en ces temps de crise!-, c'est qu'il permet à chaque peuple de se construire son propre modèle économique et social, d'enraciner à chaque instant, avec plus ou moins de bonheur, son unité de destin dans l'universel. Certes, il ne s'agit pas d'idéaliser naïvement le sentiment national, encore moins de faire de l'Etat-nation l'horizon indépassable de l'histoire.Il s'agit simplement de reconnaître ,avec toute l'humilité nécessaire, que, à vue humaine, l'échelon national reste le plus pertinent pour maîtriser les flux marchands, réenchâsser, comme le disait Polanyi- dont on vient de rééditer l'oeuvre maîtresse, "La grande transformation"- l'économique dans un tissu serré de communautés à hauteur d'homme...sans pour autant le brider bêtement.Il reste que rien sans doute ne serait plus dommageable que ce retour à la nation- indispensable à nombre d'égards- s'accompagnât d'un étatisme hors de saison privant le peuple de son nécessaire droit de regard sur l'espace entrepreneurial...Plutôt que de plaider nostalgiquement pour l'on ne sait quel "néo-stalinisme" repeint aux couleurs du jour, pour un étatisme technocratique sans finalité existentielle, il est d'une urgence vitale de redonner crédit à l'idée de nationalisation dans son sens originellement subversif: faire participer le peuple, dans ses différentes déclinaisons sociales, sociétales...et économiques, à la gestion des grands outils de production stratégiques ,sans sombrer pour autant dans l'impuissance de l'autogestion et sa mythologie libertaire. Bref, l'heure est la recherche d'un néo-solidarisme empruntant plus à Léon Bourgeois ou Célestin Bouglé qu'à Marx et Lénine.

Q5: Les flux marchands désirent rendre la nation et ses travailleurs aussi liquides que le capital comme le dit Frédéric Lordon, nos républicains de la fin du XIXe siècle- début du XXe siècle n'avaient pas anticipé la financiarisation et la mondialisation de l'économie qui court-circuite, vassalise les Etats, les travailleurs et les petits patrons de PME... comment la notion de solidarité peut redonner un fondement à des politiques de redistribution modernes?

Philippe Arondel: Je crois qu'il faut rejeter avec force cette idée- dominante et suicidaire- que la mondialisation empêcherait les Etats de mener la politique qu'ils désirent. Nos Etats ne sont en rien vassalisés par l'on ne sait quel "déterminisme"venu d'ailleurs: ce sont eux qui, volontairement, par le truchement de mesures techniques présentées comme inéluctables, ont mis en place un programme aberrant que l'on pourrait qualifier d'auto-dépossession; ce sont eux qui ,au nom de l'idéologie mortifère de la liberté totale du capital, ont travaillé sciemment à se priver des moyens du volontarisme politique. Si, aujourd'hui, effectivement, il ont du mal à avoir prise sur les mouvements erratiques du "gros argent" dénationalisé, c'est tout simplement parce qu'ils l'ont délibérément voulu...afin d'enraciner la fameuse contre-révolution libérale reposant sur le mythe délétère que l'on sait: l'auto-régulation du marché. Le côté positif de la crise, si l'on ose dire, c'est qu'elle rend totalement obsolètes les fantasmes anti- constructivistes dont Hayek, dans son oeuvre, a fait le coeur de sa dialectique et dont nos gouvernants, qu'ils soient conservateurs ou sociaux-démocrates, continuent à psalmodier le "catéchisme" subversif.


Q6 Question finale, à l'heure où les dérives d'un capitalisme d'essence sadienne (Dany Robert-Dufour) commencent à réémerger à la suite d'une diète forcée, en quoi le protectionnisme inhérent à la construction de notre IIIe République (voir le rôle d'Adolphe Thiers) pourrait-il encore s'avérer un outil efficace face à une finance déraisonnable provoquant le dumping social et environnemental?


Philippe Arondel: Ne nous trompons surtout pas d'objectif et de priorité: la question qui se pose à nous aujourd'hui n'est pas celle d'un quelconque retour à une forme archaïque d'autarcie, à une sorte de fuite en avant dans les mythologies "réactionnaires" de l'auto-suffisance, seraient-elles auréolées du patriotisme le plus pur. Je ne me reconnais en aucune façon dans le souci de certains "souverainistes- à mon sens d'ailleurs des souverainistes ayant du mal à comprendre ce qui se joue réellement dans la notion de souveraineté- de transformer la France en une "grande Albanie mélancolique", comme le dénonçait en son temps, à juste titre, Michel Jobert. L'urgence des urgences, c'est de bâtir, aux frontières de l'Europe, des "écluses sociales" dignes de ce nom ,capables de jeter un grain sable, comme eût dit Tobin, dans la machine infernale à broyer les acquis sociaux et à mettre en concurrence tous les salariats de la planète. L'Europe est, qu'on le veuille ou non, le seul espace géopolitique pertinent pour commencer à nous avancer, même de façon modeste, sur le chemin de la maîtrise de nos destins collectifs. Il faut, avec rigueur et humilité, mettre au point un Risorgimento européen permettant de faire émerger un continent-puissance seul à même de nous libérer des fausses dialectiques- concurrentes et complices- du libéralisme sans frein et de la nostalgie de l'effroyable "socialisme réel". Il faut en être conscient, cela n'ira pas sans l'émergence d'une autre classe dirigeante et la constitution d'un corpus idéologique original reprenant langue avec les intuitions d'avant-garde de courants finalement assez proches comme le personnalisme de Mounier ou le solidarisme de Bourgeois. Le temps est venu de nous mettre enfin en marche pour réapprendre la grammaire des ruptures qui sauvent...

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