24 février 2009

Star traque (6 / 7)


Tania est le modèle de la copine effacée et fidèle. Elle est aussi grosse que Lauren-Cathy est mince, aussi râblée qu’elle est fine, aussi brune qu’un Mélanésien d’ascendance mexicaine. Mais sa peau est d’un blanc extrême, laissant voir souvent le bleu des veines. Dans cette Californie du sud, elle trouve le moyen de ne pas bronzer : elle est veilleuse de nuit dans un hôtel de Laguna Beach et dort le jour. Elle est la seule amie de Cathy, la seule qui sache son secret, la seule pour qui Cathy n’a pas disparue au profit de Lauren Bacall. Elle est là, dans sa cuisine, en train de faire du café pour la seconde fois pendant que Walberg et Cathy sont au salon.
Son calme retrouvé, Cathy a tout expliqué de l’affaire : elle n’est donc pas la star que tout le monde croit, elle a été « recrutée » lors d’un faux casting, d’abord pour sa relative ressemblance avec Lauren Bacall jeune, puis en raison de son profil psychologique. Elle a répondu à des centaines de questions avec docilité, elle a subit des tests, elle a rempli du papier jusqu’à ce qu’on lui propose un invraisemblable marché : quitter sa famille, ses amis, sa ville, disparaître tout simplement sans laisser aucune trace, et, grâce à la chirurgie, prendre le rôle de Lauren Bacall dans la vraie vie. La vraie star, elle, très vieille dame fatiguée, est d’accord pour ce tour de passe-passe : elle cède la place, se retranche dans une maison confortable et très bien gardée, et voit son double rajeuni continuer d’exister par delà sa propre mort, qui viendra bien un jour.
- Mais enfin, personne ne s’est aperçu que du jour au lendemain, Lauren Bacall avait perdu soixante ans ? On nage en pleine fiction !

- Non, Günter, tout ça est bien réel, et c’est même assez simple. Quand une star d’Hollywood veut passer le relais, elle commence par se faire retoucher la figure. Elle passe deux ou trois fois sur le billard de façon à obtenir une tête très rajeunie : on tire la peau du cou, on traite les yeux, on change ce qui doit l’être, on regonfle ce qui est affaissé, etc. Et que pense le public après ça, Günter ? il pense tout simplement que sa vedette préférée s’est fait refaire la gueule, rien de plus, car tout le monde s’en aperçoit immédiatement. Banal. Habituel. Routine. Ceux qui vieillissent naturellement à Hollywood sont une infime minorité, et là aussi, tout le monde les remarque (en disant mince ! qu’est-ce qu’il a vieillit, lui qui était si beau). Donc, on attend que le public soit habitué à la nouvelle tête de la star en question, et on la remplace, tout simplement. On cherche, et on trouve toujours, crois-moi, un sujet jeune ayant la même silhouette, on le convainc de la combine, et on n’a plus qu’à le faire passer sur le billard pour une bonne opération esthétique qui lui donnera très facilement la gueule artificielle d’une vieille peau refaite. Une chirurgie à l’envers, en quelque sorte…
- C’est de la démence…
- C’est pire que ça, c’est du business.
Cathy Straw, redevenue maintenant aussi belle que Lauren Bacall, marqua une pause, inspira profondément et sembla revoir le moment où sa vie avait basculé.
- Pour moi, au début, c’était pas une question d’argent, pas du tout. Je voulais devenir quelqu’un, tu comprends ? devenir quelqu’un, ne pas rester dans l’anonymat des hôtels, des stations balnéaires, des supermarchés et des cimetières. Mais devenir quelqu’un, quand on n’est personne, quand on n’a pas au fond de soi ce qui fait les artistes, les stars, les grands, c’est impossible ! On a beau essayer, on n’arrive jamais à rien. Dans le meilleur des cas, des gens se servent un peu de nous, nous font faire un petit tour sur la scène, et ils nous jettent. Se rendre compte qu’on n’est pas à la hauteur de ses rêves, tu peux pas t’imaginer ce que c’est.
- Cathy…
- Eux, ils l’ont bien compris, ils savent parfaitement à qui ils ont affaire ! Ils m’ont tout simplement offert de devenir quelqu’un : qu’importe si ce n’était pas moi-même ! Devenir une star déjà connue et reconnue, une icône du cinéma, une image de réussite et de valeur pour des millions de gens dans le monde, comment refuser ? Comment dire non quand son avenir personnel se résume à la retraite et dix, quinze ans de vie au ralenti, deux voyages en Europe, un en Egypte dans un bus climatisé, des parties de cartes avec les petites vieilles du club. Non, tu ne peux pas proposer ça à quelqu’un de trente ans et t’attendre à ce qu’il saute de joie.
- C’est une histoire de fous… ça ne tient pas debout. Et les familles des stars, leurs enfants, tous les gens qu’elles fréquentent ? Comment garder le secret quand des centaines de gens sont dans le coup ?
- Des centaines de gens, tu l’as bien dit. Des milliers peut-être. Les pros de l’industrie du cinéma, les acteurs, leurs familles, les gardes du corps, le personnel domestique, les chirurgiens, ça fait du monde. Mais tout ça a tenu bon pour l’instant par la force du fric et du rêve. La gloire, celle qui te fait sortir du lot commun des mortels, c’est un moteur plus puissant que tout. C’est une foi sans dieu, sans autre dieu que soi-même. C’est une foi qui t’apporte des récompenses ici, sur cette terre, des récompenses immédiates, palpables, des cadeaux tels qu’ils font naître l’envie dans le cœur de toute l’humanité. Les familles des stars sont au courant, elles sont d’accord, elles s’accommodent de ça pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Le pouvoir que donne la gloire d’un parent, le prestige attaché à tel ou tel nom, le genre de vie que ça implique, ce sont des éléments qu’on n’abandonne pas si facilement. A la mort de Clark Gable, sa famille a tout perdu. Pas l’argent, non, la plupart des stars en ont suffisamment pour composer de beaux héritages, mais le reste, la folie de se savoir différents, au dessus, très au dessus des hommes, dans une bulle qu’ils n’imaginent même pas et qu’ils contribuent pourtant à bâtir de leur amour, ça ils l’ont perdu et ne s’en remettent pas. Eh bien, sache que les familles n’ont jamais été un obstacle à la supercherie, jamais ! Les seuls à ne pas marcher quelquefois, ce sont les acteurs eux-mêmes. Ils restent alors ce qu’ils sont, ils ne jouent pas ce jeu-là, ce sont d’ailleurs toujours ceux qui ne se prêtent pas à la chirurgie esthétique par ailleurs. Mais le reste, le petit personnel, les producteurs et toute la maffia de ceux qui s’engraissent de ce business, aucun problème.
- Mais comment se fait-il que rien n’ait percé ? Ceux qui ne marchent pas dans la combine, comme tu dis, pourquoi ne parlent-ils pas ?
- La peur. On est menacé. Le truc est devenu tellement énorme qu’on ne peut plus faire machine arrière. Celui qui ne veut pas participer doit impérativement se taire et continuer comme avant, sous peine de se faire buter, lui et sa famille. Je te jure que ça se passerait comme ça. Ces gars-là ne plaisantent pas, tu le comprends tout de suite. En tous cas, personne n’a jamais eu le cran de vendre la mèche, pas plus Clint Eastwood que cette grande gueule de Martin Sheen, qui pourtant n’y participent pas.
- Et toi, tu es bien en train de la vendre, la mèche ?
- Oui… je…je ne sais pas… je suis arrivée au bout de ce que je pouvais faire. Quand ils ont appris que je t’avais vu, que je t’avais parlé hors de leur contrôle, ils sont devenus méchants. Ils m’ont menacée, ils m’ont battue, ils m’ont fait faire un tour dans le désert… ils m’ont fait voir un trou creusé au milieu de nulle part… c’était horrible, c’était vraiment horrible, j’ai cru que j’allais mourir et que personne ne le saurait jamais…
- Tu as déjà disparu, Cathy…
- Ils m’ont dit qu’ils me tueraient, là, dans le désert, en pleine nuit, et que tout serait fini pour moi… Je ne veux rien révéler du tout, qu’ils continuent sans moi, pourquoi je prendrais un tel risque ? je veux juste partir loin d’ici et qu’on m’oublie, que le monde entier m’oublie !
La conversation cessa dans les larmes. Tania fit ce qu’elle avait déjà souvent fait pour son amie, elle la consola, l’écouta sans jamais perdre patience ni la contredire. Comme tous les amis du monde, elle pris sur elle une partie de son fardeau. Plus tard, pendant que Cathy prenait une douche, Walberg essaya d’imaginer la suite. Pas besoin de détails supplémentaires sur la brutalité de l’organisation qui tenait tout ça, il était bien persuadé qu’à partir de maintenant, s’il se décidait à l’attaque, il n’aurait plus de répit. Cette idée lui donna la nausée. Il ne put pousser très loin les raisonnements et les scénarios. Se mettre une sorte de maffia US à dos n’était pas du tout le genre d’aventure qu’il souhaitait. Mais d’un autre côté, pouvait-il, lui aussi, se taire ? Il ne pouvait s’empêcher de penser au sort des récalcitrants dans le genre de Cathy, car il y en avait eu, fatalement. Soit des paumés qui craquent, comme elle, soit des accidents, quelqu’un qui a trop pris de dope, un autre qui tombe dans la dépression, un qui a le mal du pays. S’il y en avait eu, qu’étaient-ils devenus, combien y en avait-il sous le sable du désert autour de L.A. ? Et Peropoulis, que lui avaient-ils fait ?
Quand il s’en ouvrit à Cathy, celle-ci ne tenta pas de le dissuader. Ça le déconcerta, ça le déçut même un peu. Elle était redevenue calme, elle avait recouvré le maintien qui l’avait invinciblement séduit le soir de leur première rencontre. Elle était encore un peu Lauren Bacall, une femme tout simplement capable d’envisager les problèmes sans se mettre à chialer. Quand il évoqua les possibles disparitions de ses collègues fausses stars ou d’autres personnes de l’entourage, elle ne nia pas la question mais n’y apporta aucune réponse. Elle semblait maintenant repartie dans un univers artificiel, comme on dit, ou les règles ordinaires n’ont aucun sens.
- Mais enfin merde, Cathy, tu ne peux pas t’en tirer comme ça ! Tu me balances tout le truc et tu me dis que tu ne feras rien. Tu comptes t’en sortir comment ?
- Je viens d’y réfléchir et j’en ai parlé à Tania. On est toutes les deux d’accord. Personne de mon entourage ne la connaît, personne ne sait que je suis ici. J’ai toujours gardé intacte mon amitié secrète avec Tania, et personne n’a jamais réussi à me coller suffisamment pour m’empêcher de venir ici incognito, quand je le voulais. C’est une planque idéale. On ne nous a pas vu entrer, ça nous donne du temps.
- Du temps pour quoi ? tu comptes passer le restant de tes jours entre la cuisine de ta copine et ses chiottes ?
- Je compte me tirer d’ici, refaire ma vie ailleurs, et j’ai besoin de laisser les choses se tasser avant d’agir. J’ai toujours donné de l’argent à Tania, qui ne l’a pas toujours dépensé. On a donc de quoi me faire de nouveau changer de visage et partir loin de Berverly Hills.
- Et moi, maintenant que je sais ce qui se passe, tu crois que je vais fermer ma gueule ?
- Ça te regarde ! C’est ton problème. Ne me rends pas responsable de TES décisions. Si tu veux garder le secret, tu peux le faire, tu n’es obligé à rien. Tu es journaliste, tu gagnes ta vie avec ce qui se passe dans le monde, les scoops ou le malheur des gens, la mort d’un grand homme te permet de remplir ton frigo parce que tu vas en faire trois papiers, tu fais donc comme d’habitude. Je t’ai dit qu’il y avait danger, je te le répète, mais je ne peux rien faire pour te protéger.
- Tu témoignerais ?
- Jamais. En aucune façon. J’ai décidé de ne rien dire à personne, jamais.
Walberg sortit furieusement de la pièce. Il était piégé. Révéler le pot aux roses sans témoin direct, ça ne valait pas un clou. Personne ne le publierait. Il en avait marre. Il se jeta sur le canapé et alluma la télévision. Les pubs s’enchaînèrent sans qu’il les remarque. Les images changeaient devant ses yeux mais son regard, fixé sur un point imprécis, ne voyait rien. De longues minutes se passèrent ainsi, puis une heure, puis une autre.
- Tania va devoir aller travailler, dit soudain Cathy, qui s’était glissée silencieusement derrière lui.
- Hum…
- Elle va travailler comme d’habitude et il ne faut pas que les voisins puissent apercevoir de la lumière chez elle. Tu comprends… ne pas attirer l’attention.
- Qu’est-ce que tu me chantes là ? On n’est pas dans 1984 d’Orwell !
- Ecoutes-moi, Günter, je te propose un truc : j’ai quelque chose à te montrer, quelqu’un à te faire rencontrer, qui a un rapport avec tout ça, et qui peut t’intéresser. Viens avec moi. On passe la soirée ailleurs, on fait le point sur tout ça, on verra.
Toujours debout derrière lui elle avait posé les mains sur ses épaules, et d’un doigt, lui caressait la joue. Elle se pencha et lui fit une bise dans le cou, une belle sensuelle bise, légère mais suffisamment appuyée pour qu’il en soit marqué.
- Viens. On y va.

A suivre.

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